Le mythe de Vienne

Un siècle après son apogée, Vienne et l'esprit viennois sont célébrés par des émissions culturelles, des expositions et des livres : Vienne survit par ses peintres, ses musiciens, ses penseurs et son environnement urbain exceptionnel La chute des Habsbourg a vidé la ville de sa substance, mais elle a ouvert la voie au mythe.

La « viennoiserie », ce n'est plus seulement un ensemble de pâtisseries, ce pourrait être aussi, en 1986, un vocable générique pour désigner l'ensemble de la production artistique et éditoriale qui depuis quelques mois est consacrée à la capitale des Habsbourg et à ses fastes intellectuels, à ses pompes (funèbres), à ses œuvres, innombrables.

La capitale artistique de l'Europe

Entre 1880 et 1914, Vienne est une des capitales artistiques de l'Europe, sinon la capitale, car, à la différence de Paris, optimiste, Vienne, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, génère et rassemble non seulement les plasticiens, mais aussi les musiciens pessimistes qui sont à l'origine de l'art vivant du xxe siècle.

Peintres et urbanistes

L'exposition autrichienne a su faire revivre aux yeux des Vénitiens, des Parisiens, des New-Yorkais, les deux générations de plasticiens : celle qui rompt avec le Biedermeier (curieusement absent de l'exposition) et fonde l'Art nouveau viennois à partir de 1897, le peintre Gustav Klimt, les architectes Otto Wagner et Josef Hoffmann ; celle qui y a mis fin autour de 1908, l'architecte Adolf Loos, les peintres Egon Schiele et Oskar Kokoschka, pour ne citer que les points forts de cette période. Klimt, Schiele, Kokoschka : c'est la nouvelle trinité viennoise. Elle est à la mode et d'invention récente. Klimt, il y a peu de temps, était encore classé parmi les décorateurs brillants, et son œuvre ignorée dans sa complexité. Kokoschka, dont la longue carrière – il est mort en 1980 – s'est déroulée en grande partie hors de l'Autriche, a souvent été assimilé à l'expressionnisme allemand, alors que Schiele se suicide à 28 ans.

Mais on comprend l'engouement des connaisseurs pour des artistes aussi neufs qui rompent avec notre vision « construite » de la peinture liée à nos conceptions parfois trop hexagonales. L'œuvre de Klimt, dans sa variété, est impressionnante, du Baiser, à ses paysages, un peu trop vert loden parfois. Klimt n'apparaît pas seulement comme on l'a trop souvent présenté comme le grand peintre hédoniste, mais bien autant – surtout si près de Freud – comme le premier à avoir montré l'humanité et sa vie sexuelle mangée par un décor symbolisant la modernité, à avoir peint l'image de l'homme prise entre Éros et Thanatos.

Il est le précurseur de la tournure expressionniste, sans esthétisme, violente, crue, surtout narcissique et égoïste qui prépare la peinture d'aujourd'hui et qui est, d'une certaine manière, une sorte d'auto-psychanalyse. Regardons la scandaleuse Danaé lovée avec cette pluie d'or entre les cuisses ou l'Espoir I, cette jeune femme enceinte totalement déshabillée, au visage maigre et tragique, ou encore ces Poissons rouges, avec cette croupe féminine d'une lascivité presque insolente dans sa morbide sensualité.

En face de Klimt, Schiele, dont l'œuvre merveilleuse par la qualité extraordinaire de son dessin est tout à la fois ascétique, provocante par sa crudité et son exhibitionnisme, mais terriblement tournée au fond vers l'angoisse et la mort. Lui, il fait partie de la seconde génération que va illustrer Oskar Kokoschka. Il est bien le « jeune sauvage » qui surgit sur la scène dans une Vienne très occupée d'arts appliqués. Ami de l'architecte Loos, il intervient en même temps que lui, un peu comme un chien dans un magasin de porcelaine ou de verrerie, pour casser net les rêves de splendeur de la Sécession. Il écrit et illustre ce qu'il écrit. Dans l'Assassin, espoir des femmes, ses dessins tournent au grand carnage. De 1908 à 1915, date à laquelle il s'engage pour oublier son orageuse et impossible liaison avec Alma Mahler (qu'il a également illustrée), lui aussi plonge dans les profondeurs de la psyché, avec le portrait. L'approche est rude, qui révèle sa vie intérieure.