Les grandes lignes de l'élitisme sont ainsi lancées, mais elles suivent une trajectoire délibérément républicaine.

« Contrairement au préjugé répandu, une école structurée est plus démocratique qu'une école laxiste », Chevènement dixit. Et de dénoncer « la perversion de l'esprit et le laxisme bourgeois qui ont conduit à sacrifier l'école de la République ». L'objectif de justice sociale est indissociable de l'idéal républicain. Restaurer l'esprit de Jules Ferry, c'est aussi veiller à l'évolution de l'école publique dans un sens plus populaire.

Objectif 80 %

Dans cet esprit, la diversification des filières menant au baccalauréat ainsi que l'augmentation du nombre de bacheliers sont présentées comme une mission hautement républicaine. C'est le plus gros pari de la politique éducative entreprise depuis l'arrivée au ministère de Jean-Pierre Chevènement : conduire 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat. Il s'agit là de réhabiliter l'enseignement technique, de créer de véritables baccalauréats professionnels destinés à remplacer peu à peu les BEP, qui ont une mauvaise réputation, et d'élargir le recrutement des sections classiques par un éventail plus ouvert d'options. Diversifier les voies d'accès, c'est augmenter en effet le nombre de bacheliers. Pour cela tout un arsenal est nécessaire. Il convient d'aider le mouvement en améliorant l'aide aux élèves en difficulté et en veillant à la qualité des établissements. Ainsi les études surveillées, la possibilité pour les élèves de faire leurs études en quatre ans au lieu de trois et des procédures d'évaluation des établissements sont mises sur pieds. Car toute institution scolaire doit être à la hauteur de la mission qui lui est confiée.

Chaque lycée devra élaborer à l'usage des familles un document « rassemblant les données caractéristiques de l'établissement ». D'autre part, une commission nationale d'évaluation devra être constituée. Composée en partie de personnalités extérieures à l'établissement et de représentants de l'Inspection générale, elle rédigera chaque année un rapport sur différents types d'établissements ayant des caractéristiques communes. Les conclusions aboutiront à des « appréciations constructives et stimulantes ».

De même, les expériences de « désectorisation » menées dans les académies de Dijon, Lille, Limoges, Lyon et Rennes seront étendues. La loi d'airain qui imposait à chaque secteur urbain ou rural tel établissement et aucun autre, obligeant ainsi à imaginer mille moyens secrets (comme les fausses adresses) pour éviter le collège mal famé, commence à se dissoudre.

Dans les écoles maternelles et primaires, les élus des familles sont désormais aussi nombreux que les instituteurs au sein du conseil d'école. Consulté sur les problèmes matériels et financiers, les projets d'action éducative, l'intégration éventuelle d'enfants handicapés, ce conseil donnera également son accord pour les modifications à apporter aux rythmes scolaires (horaires quotidiens ou hebdomadaires et congés). Il sera informé sur la composition des classes et le choix des manuels scolaires. Dans les collèges et lycées, les « conseils d'administration » nouvellement crées décideront de l'adoption du budget et du compte financier de l'établissement. Questions sociales, sanitaires, sécurité ou vie associative, les parents pourront s'exprimer sur tous ces sujets. Ils siégeront aussi dans les conseils départementaux et académiques, nouvelles structures chargées de définir les schémas prévisionnels de formation et d'investissement, ainsi que dans les conseils de secteur, assurant la liaison entre chaque collège et les écoles primaires d'une même zone. Remaniement considérable que les fédérations de parents d'élèves accueillent avec satisfaction.

Informatique et Marseillaise

Qui dit République, selon Chevènement, dit progrès : « L'éducation, c'est le fer de lance de la modernisation » ; l'élitisme doit s'adapter à son temps. « C'est Jules Ferry en kimono », lance le SGEN, manière de moquerie envers un ministre qui, il est vrai, prend souvent le Japon comme référence. Au vrai, le plan « Informatique pour tous », lancé par Laurent Fabius, représente une fantastique opération pour l'Éducation nationale. 46 000 établissements ont reçu plus de 10 000 micro-ordinateurs et plusieurs dizaines de milliers de valises de logiciels. 80 % des écoles primaires sont concernées. Près de 110 000 enseignants ont suivi un premier stage d'initiation d'une semaine (prise sur leur temps de vacances), et environ 700 logiciels sont à la disposition des établissements. En mathématique, mais aussi en français (pour des exercices de grammaire) et en langues vivantes, l'ordinateur devient un accessoire de travail, au même titre que la règle à calcul ou le boulier d'autrefois. Au total, ce sont plus de 2 milliards de francs qui sont ainsi investis. Magnifique cadeau du gouvernement à un ministre de l'Éducation nationale. S'il est taxé de réactionnaire, Chevènement peut ainsi se défendre. Il ne manque pas d'ailleurs de le faire et saisit l'occasion pour glisser : « Informatique et Marseillaise vont bien ensemble. La modernisation du système éducatif doit préparer l'avenir des jeunes. Apprendre la Marseillaise, c'est aussi, d'une autre manière, préparer l'avenir des jeunes et en faire des citoyens. » Habile pirouette, car peu de mesures ont fait couler autant d'encre, de mémoire de pédagogue, que le rétablissement de l'hymne national dans les écoles. « il faudra d'abord le réapprendre aux instituteurs », lance Alice Saunier-Séïté, ancien secrétaire d'État aux Université. Sans doute, mais l'intérêt principal d'une telle mesure est d'ordre sociologique. Il est enfin clair que la société française demande à son école de lui redonner confiance en elle-même. Autrefois vecteurs du sentiment national, avant de passer pour des soixante-huitards impénitents, les instituteurs, « hussards noirs de la République », se voient réhabilités par le renouveau de leur mission. Les détracteurs d'un tel bouleversement peuvent bien ronger leur frein. Ils font aujourd'hui figure de combattants d'arrière-garde. Ainsi Edmond Maire, dont le syndicat enseignant SGEN-CFDT a largement inspiré Alain Savary, qui y va de sa philippique : « Les élèves ne semblent plus exister. Les processus d'acquisition des connaissances sont considérés comme parfaitement secondaires. On prépare les enfants des familles favorisées à devenir effectivement les élites de demain et les enfants des familles populaires à en être les sous-qualifiés. Laisser croire qu'il suffit d'être savant pour enseigner, c'est fuir la difficulté. »

Les Français sont-ils encore de cet avis ? ou bien pensent-ils, comme Robert Ballion, sociologue, auteur des Consommateurs d'école, que le style Chevènement baptisé « élitisme républicain », « c'est le seul point où il y ait en France un tel accord général ».

Christian Makarian

Orientation bibliographique
Pour élargir le débat : H. Hamon et P. Rotman, Tant qu'il y aura des profs (le Seuil) ; H. Tézenas du Montcel, l'Université peut mieux faire (le Seuil) ; le Rapport du Collège de France, dans Le Monde de l'Éducation, no 120, octobre 1985.