Or – voilà le hic ! – cette conception, qui a inspiré nombre de réformes, qui a eu seule droit de cité, n'est aucunement appuyée sur un quelconque accord collectif. Elle est au contraire ultraminoritaire. Louis Legrand, d'ailleurs, le sait bien qui, interrogé au lendemain de mai 1981, déclarait : « L'ensemble de ces innovations déjà amorcées à titre expérimental devraient se caractériser par leur systématisation et leur généralisation. Mais la permanence des forces conservatrices reste vive. Et celles-ci ne seront pas seulement de droite. Elles imprègnent la personnalité de base des Français, parents et enseignants. Le changement politique qui vient de s'opérer n'a en rien modifié ces tendances. [...] Il conviendra d'imaginer les processus aptes à convaincre la majorité de nos concitoyens. »

Visiblement, Jean-Pierre Chevènement, lui, n'a pas été convaincu par la pensée Legrand, car c'est avec cette tradition, minoritaire mais impérialiste, qu'il rompt aujourd'hui sans précaution excessive. À ceux qui lui font valoir que l'école doit « apprendre à apprendre » plutôt qu'apprendre tout court, il répond, non sans ironie : « Pour apprendre à apprendre, encore faut-il apprendre quelque chose, et la meilleure manière d'apprendre à apprendre, c'est déjà d'apprendre. » À ceux qui lui objectent qu'on ne doit pas imposer une culture bourgeoise, il rétorque : « Personnellement, je pense qu'il n'y a pas une culture bourgeoise ou une culture prolétarienne. Il n'y a pas des mathématiques catholiques ou une électronique bourgeoise, protestante ou japonaise. Tous les enfants, de quelque milieu qu'ils soient, ont droit au savoir. »

Des propos « virils » qui font impression. D'autant plus qu'ils collent à l'air du temps. Deux événements, en effet, ont marqué pour la première fois avec une telle ampleur, un puissant mouvement de révolte contre le système éducatif français.

La révolte contre l'école

Le premier, c'est l'affaire de l'école privée : les massives manifestations qui ont lieu dans toute la France protestent, certes, contre un État jugé trop glouton. Elles témoignent, certes, de la volonté de beaucoup de garder un enseignement à spécificité religieuse. Mais, plus que cela peut-être, elles revendiquent le maintien d'un enseignement privé censé être plus sérieux et meilleur qu'un enseignement public laxiste et tourneboulé par des pédagogies échevelées.

Le deuxième événement, c'est la sortie en rafales de plusieurs livres-brûlots : Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? (Maurice Maschino, éd. Hachette), le Massacre des innocents (Michel Jumilhac, éd. Plon), l'Enseignement en détresse (Jacqueline de Romilly, Juillard), le Poisson rouge dans le Perrier (J.-L. Despin et M.-C. Bartholy, éd. Critérion). Tous dénoncent pêle-mêle les conservatismes syndicaux, les instructions officielles et les expériences pédagogiques. Tous sont des succès de librairie.

« Un vent conservateur, juge Alain Savary, souffle sur la plupart des pays occidentaux. Mais, dans ce mouvement, la France se distingue peut-être par une plus grande fougue que ses voisins. » C'est ce vent, en tout cas, que prend Chevènement. Avec, pour girouette, un autre livre, paru ces derniers mois : De l'école (Éd. du Seuil). Pas étonnant : son auteur, Jean-Claude Milner, ex-maoïste, travaille pour les groupes de réflexion République moderne mis en place en octobre 1983 par Jean-Pierre Chevènement.

Que dit-il ? Que l'essence de l'école, c'est la transmission des savoirs, l'instruction. L'éducation, elle, se fait hors école, et par des initiatives privées. Mais pour autant l'instruction ne doit pas être neutre, ni sans but. Elle doit former des citoyens, forger un sentiment d'appartenance nationale, inculquer une morale républicaine et permettre l'exercice de toutes les libertés.

Jean-Pierre Chevènement ne dit pas autre chose : « L'école, déclare-t-il, est une institution fondatrice de la République. La République a besoin de vivre de citoyens libres et responsables. La mission de l'école est de former des hommes, c'est-à-dire, en France, disait Jean Jaurès, des citoyens. Il n'y a pas de République forte et vivante sans citoyens éclairés par les lumières qu'entretient et diffuse l'école. »