Journal de l'année Édition 1985 1985Éd. 1985

Justice

La liberté et ses accidents

Le mardi 3 avril 1984, on crut que tout avait changé. Tout, comprenez l'image du garde des Sceaux, et, à travers elle, celle de sa politique. Ce jour-là, Robert Badin ter était l'invité des Dossiers de l'écran.

Durant l'émission, un présentateur devait annoncer que les neuf dixièmes des appels des téléspectateurs étaient favorables au ministre le plus décrié depuis juin 81. Las ! Trois jours plus tard, après que plusieurs quotidiens eurent titré sur le plébiscite de Badinter, un communiqué d'Antenne 2 rectifiait le tir. Il y avait eu « des erreurs dans l'interprétation des appels des téléspectateurs ». En réalité, les Français, dans leur ensemble, n'approuvaient toujours pas la politique judiciaire incarnée par l'ancien avocat. Ils restaient plus soucieux de répression que de prévention. La valeur Sécurité continuait de l'emporter sur la valeur Liberté.

Le paradoxe

Les rapports entre journalistes, policiers et magistrats sont ambigus. Les premiers sont prompts à dénoncer les abus des seconds, tout en cultivant avec eux des liens privilégiés. Même remarque s'agissant des hommes de robe. Cette ambiguïté n'est pas nouvelle, certes. Mais c'est en 1984 qu'elle a éclaté au grand jour. Qu'on se rappelle quelques faits. D'abord la fermeture du bureau de presse de la préfecture de police de Paris, consécutive à la publication par l'hebdomadaire le Point d'un rapport, somme toute assez anodin, quoique confidentiel, sur les effectifs des forces de l'ordre de la capitale. Il y eut encore la saisie d'un reportage de FR-3 Corse lors de l'inauguration d'une plaque à la mémoire du militant Guy Orsoni.

Une intervention semblable se produisit à mille kilomètres de là et à quelques semaines d'intervalle. C'était à Lille, fin mai. Douze cassettes vidéo, propriété de la station régionale, se trouvaient placées sous scellés. L'Agence France-Presse elle-même dut céder quelques clichés à la justice. Le tout à la suite d'une manifestation anti-Le Pen.

Le bon goût

Il y eut plus frappant encore pour l'opinion : l'incarcération de deux journalistes de Paris-Match. En vérité, cette affaire remonte à décembre 1983. Le magazine Photo publiait alors des clichés de l'étudiante en partie dévorée quelques mois auparavant par un ressortissant japonais. Par la suite, un magistrat allait découvrir l'objet du délit dans les tiroirs de Jean Durieux, rédacteur en chef de Paris-Match. Résultat immédiat : l'inculpation de celui-ci, pour recel de vol, et de l'un de ses collaborateurs, Jean Tagnière, pour vol, recel de vol et violation du secret professionnel. Les deux hommes allaient se retrouver sous les verrous pour quelques jours.

Un an plus tard, les tribunaux ne se sont toujours pas prononcés. Il n'y a là rien que de très normal. Il reste que la privation de liberté de deux journalistes a posé avec une acuité particulière la question de la liberté de la presse : doit-elle être limitée par le bon goût ? Et qui appréciera ce bon goût ? Une autre interrogation reste en suspens. Le juge d'instruction n'aurait-il pas pu se contenter de soumettre les deux inculpés à un simple contrôle judiciaire. Et voilà posé un autre problème : celui de la détention provisoire.

L'habeas corpus

À plusieurs reprises cette année, le nombre des prisonniers en attente de leur jugement a dépassé celui des détenus purgeant leur peine. Chaque mois, en effet, ils sont près de 20 000 derrière les barreaux avant même d'avoir pénétré dans le prétoire. À l'heure où la justice passe pour laxiste — ce qu'elle n'est pas si l'on se réfère à la sévérité croissante des sentences prononcées par les tribunaux —, cette situation a de quoi surprendre. C'est pourtant un fait. Les circulaires ministérielles n'y pouvant rien, on a atteint des sommets. Le garde des Sceaux a donc riposté en faisant voter par le Parlement (en juillet) une loi destinée à limiter cette pratique, jugée dangereuse pour les libertés et qui provoque en outre un encombrement des prisons.

Désormais, le juge d'instruction devra, avant toute décision, entendre le prévenu, assisté à sa demande d'un avocat, ainsi qu'un représentant du parquet. Ce n'est qu'à l'issue d'un tel débat contradictoire qu'il pourra faire un choix. Encore devra-t-il le motiver.