La montée des tensions

Année noire, année de conflits, ou une année comme les autres, avec son lot de drames, mais aussi de succès sur le plan international ? S'il faut choisir une définition, 1983 se rattache plutôt à la seconde catégorie : à la différence de l'année précédente, qui avait paru annoncer des changements qualitatifs avec la mort de L. Brejnev et qui avait vu se dérouler des conflits de type nouveau — comme l'expédition de Mme Thatcher aux Malouines —, 1983 est l'année de la continuation, éventuellement du réveil de vieux démons, nullement celle du changement et encore moins celle du progrès.

Ainsi, l'été 1983 aura été un nouvel été noir pour le Liban, qui se croyait promis à la paix après le traumatisme sanglant de l'invasion israélienne un an plus tôt. Mais la bataille qui ensanglante le Chouf à partir de septembre n'est qu'une reprise du vieux conflit qui déchire ce pays depuis 1975, voire depuis 1958, lorsqu'un premier débarquement américain — déjà — avait réussi à étouffer les germes de discorde.

Guêpier libanais

Les rivalités remontent en fait aux origines mêmes de la difficile cohabitation entre musulmans et chrétiens, au pays des croisades. Guerre civile, comme l'affirment les adversaires du président Gemayel, ou autre épisode de la guerre étrangère, comme le soutient ce dernier ? Le Liban, c'est malheureusement tout cela à la fois, dans la mesure où chacune des factions qui se disputent pouvoir et territoire a rarement hésité à appeler à son secours des puissances étrangères, évidemment intéressées. Et c'est précisément le retrait partiel des troupes d'une de ces puissances, Israël, qui a mis le feu aux poudres dans le Chouf, en septembre.

Du coup, d'autres puissances étrangères en principe moins intéressées — la France, les États-Unis, l'Italie et la Grande-Bretagne — qui avaient cru devoir participer à la Force multinationale d'interposition à Beyrouth, sont prises dans le guêpier. Les deux premiers pays subissent, avec un attentat meurtrier en octobre, leurs plus grandes pertes depuis leurs guerres respectives en Indochine. Et ce sont au contraire les puissances battues en 1982 — la Syrie et l'URSS — qui regagnent à leurs dépens l'influence perdue : la première, par la présence de ses troupes dans une bonne partie du Liban, la seconde, par une valeur de nuisance qui n'a pas disparu malgré les éclipses.

Pas de changement donc, au Proche-Orient, malgré la disparition de deux personnalités hautement représentatives des passions et des chaos engendrés par les conflits de la région depuis des années. À Jérusalem, Menahem Begin quitte définitivement la vie politique après avoir dominé la scène politique pendant six ans et la droite nationaliste israélienne pendant trois décennies. Mais ce départ sur la pointe des pieds, s'ajoutant au semi-échec de l'opération Paix en Galilée, aggrave en fait la confusion sur la scène politique sans mettre en cause la continuité de la stratégie israélienne : le successeur, Yitzhak Shamir, se présente en élève de Begin et doit, encore plus que lui, sa carrière politique au chantre de l'expansion israélienne ces dernières années, le général Sharon.

La France impliquée

En face, l'éviction de Yasser Arafat de la direction de l'OLP n'est pas encore faite, mais c'est tout comme : l'homme qui cherche désespérément des soutiens à Riyad ou à Tunis, après s'être fait expulser de Damas en juin, n'est plus que l'ombre du guerrier qui défilait dans Beyrouth en 1982, ou du tribun qui haranguait les foules à l'ONU pendant les années 70. La Syrie d'Hafez el-Assad a systématiquement renforcé les dissidents de l'organisation palestinienne. Celle-ci restera sans doute un facteur dans l'équation, en même temps qu'un microcosme des divisions et frustrations du monde arabe. Mais l'influence de Damas y sera plus encore qu'auparavant prépondérante.

Aucun des autres conflits qui ont défrayé la chronique en 1983 n'est nouveau : celui qui oppose l'Iraq à l'Iran dure depuis 1980 et a coûté entre 175 000 et 500 000 morts des deux côtés, selon les estimations du Département d'État américain ; celui du Tchad s'est ranimé en 1983, mais avec les mêmes protagonistes — Goukouni Oueddei et Hissène Habré —, même si les rôles ont été permutés, et les mêmes puissances d'intervention — Libye et France — que naguère. Dans les deux cas, Paris se trouve impliqué : au Tchad, avec l'envoi d'un important contingent qui, faute de vouloir repousser la Libye, symbolise et garantit bien involontairement une partition de facto du pays ; auprès de l'Iraq, par suite de fournitures militaires généreusement accordées, qui irritent de plus en plus l'Iran et inquiètent même les Américains. Un facteur nouveau pour la France, déjà lourdement engagée au Liban : elle est désormais largement exposée aux risques internationaux. Situation d'autant plus préoccupante que la fin du tunnel n'est pas en vue.

Vieux démons

L'Amérique centrale est, elle aussi, retournée à ses vieux démons, qui ont nom sous-développement et inégalité, dictature et oligarchie, guérilla et subversion. Ni la guerre civile au Salvador ni l'opposition au régime sandiniste du Nicaragua n'ont commencé en 1983. Mais l'année aura été marquée par une importante escalade de ces conflits et une radicalisation des camps en présence : d'un côté, des gouvernements (au Nicaragua) ou des armées révolutionnaires (au Salvador) ouvertement marxistes-léninistes, armés et aidés par La Havane, Moscou ou des capitales encore plus lointaines du camp socialiste comme Hanoi ; de l'autre, les États-Unis, dont le président — à défaut du Congrès, toujours marqué par le traumatisme indochinois — est de plus en plus décidé à répondre à ce défi du communisme à ses portes. Si Ronald Reagan se trouve engagé au Liban à son corps défendant, c'est en toute connaissance de cause qu'il envahit la Grenade en octobre pour y renverser un régime allié à Cuba, qu'il fait armer et entraîner les contras du Nicaragua et qu'il envoie une armada, en juillet, au large des côtes de l'Amérique centrale pour des manœuvres de six mois. Va-t-on échanger un jour la paix pour le Nicaragua sandiniste, dûment neutralisé et finlandisé, contre la paix pour le Salvador pro-américain ?