Mais Chéreau ne s'est pas contenté de servir en fastueux virtuose le seul art dramatique, secondé par une fidèle équipe, dont le décorateur Richard Peduzzi et le costumier Jacques Schmidt. C'est au cours de cette période qu'il réalise également son premier film, La chair de l'orchidée, et commence à s'intéresser de près à l'opéra. Appelé à Bayreuth par Pierre Boulez, il va y présenter un Ring de 16 heures, accueilli par des sifflets en 1976, et dont les représentations s'achèveront sur une ovation de une heure, quelques années après.

À la suite de ce triomphe, et d'autres succès, dont Lulu, à l'Opéra de Paris, il allait de soi qu'on lui confiât une tâche importante — et les moyens nécessaires —, lorsque l'occasion s'en est présentée, au lendemain des élections de 1981. Il est alors devenu le patron du théâtre des Amandiers, à Nanterre, et 1983 aura été l'année Chéreau : deux mises en scène, controversées mais passionnantes, celle de Combat de nègres et de chien bientôt suivie de celle des Paravents, et la sortie de son troisième film, L'homme blessé. Un nouveau chapitre commençait pour cet éternel nomade enfin fixé : l'âge de l'accomplissement, et Chéreau n'a pas encore 40 ans...

Performances et pis-aller

Ce sont d'ailleurs les acteurs qui, cette année, auront été à l'origine des événements théâtraux, éclipsant pour une fois les metteurs en scène. Pas tout à fait, bien sûr, quand il s'agit de Vitez, réglant un Hamlet de six heures à Chaillot ; mais l'entreprise n'était pas jouable sans le concours quasiment sportif de Richard Fontana, dont le ressort et la vigueur infatigables rappelaient parfois ceux d'un champion de tennis. Les foules ne seraient pas accourues non plus à bureaux fermés, pour voir un drame un peu vieillot comme Mademoiselle Julie de Strindberg, si elles n'y avaient été poussées par la curiosité : contempler Isabelle Adjani en chair et en os, puis la jeune « star » Fanny Ardant, qui lui a succédé. Mais combien de spectateurs auront découvert que la révélation, c'était peut-être Niels Arestrup, leur remarquable partenaire ? Même scénario pour un succès de la saison précédente qui aura poursuivi sa carrière tout au long de l'année : aux côtés de l'illustre Delphine Seyrig, paralysée sur son fauteuil, avec son maquillage et sa jambe de bois, qui sait si Georges Wilson n'était pas la véritable vedette de Sarah ou le Cri de la langouste ?

Georges Wilson, cependant, aura été victime du star-system en dirigeant une adaptation américaine, le K2, qui met en présence, à 8 000 mètres, deux alpinistes coincés sur une étroite falaise de glace. Avec un couple d'acteurs comme Claude Rich et Bernard Giraudeau, et impressionnant décor in the world, on aurait pu croire que le résultat était garanti. Mais le Readers'Digest en altitude reste une montagne de bons sentiments qui ne vaut pas tant d'efforts pour en atteindre les piètres cimes. Les grands comédiens ne suffisent pas : il faut une œuvre à la hauteur. C'est pourquoi, avant même de les avoir vus, on pouvait parier sur Robert Hirsh, Suzanne Flon et Guy Tréjean dans Chacun sa vérité : avec Pirandello — et François Périer pour metteur en scène —, on ne prenait guère de risque.

Risqué, en revanche, était le bref one woman show d'Annie Girardot, intitulé Marguerite et les autres. Elle y disait des textes intelligents, elle y chantait, elle grimpait à la corde, elle s'y montrait émouvante, courageuse, pathétique parfois. Mais l'aventure semblait condamnée d'avance. Ces exploits solitaires ne sont que des pis-aller, sauf quand ils se justifient. C'était le cas du spectacle Cocteau-Marais, destiné à commémorer le 20e anniversaire de la mort du poète. Même si l'entreprise laissait un peu sur leur faim ceux qui espéraient la résurrection d'un Cocteau plus étincelant, plus drôle, comment ne pas suivre avec sympathie ce bel hommage, si sincère, d'une amitié fidèle ?

Au chapitre de l'émotion toute simple — mais c'est aussi du grand art, bien sûr —, on retiendra de la rentrée 1983 la merveilleuse apparition de Madeleine Renaud, dans une œuvre (on pourrait dire un poème) de Marguerite Duras, écrit, pensé, rêvé pour elle : Savannah Bay. Impossible de raconter avec précision cette histoire floue d'une mémoire fuyante ; aucune importance, d'ailleurs. Seuls comptaient ce petit sourire inimitable, ce sourcil froncé, cette miraculeuse entente avec la calme Bulle Ogier, dans l'immensité d'un décor qui se voulait le théâtre même, ses drapés, ses colonnes, ses songes. Autre moment privilégié, qu'on peut associer à celui-ci, bien qu'il relève d'une esthétique toute différente, The Civil wars de Bob Wilson. On aura beaucoup glosé sur le prétendu néant de cette vision onirique, dont le message n'était pas d'une évidente clarté. Les créateurs de cette trempe ont droit à l'obscurité du sens : leurs images parlent pour eux.