La fonction directoriale de Bernard Lefort a commencé en mai 1980. Décidé à guérir les danseurs de la sinistrose, comme il se plaît à dire, et à mener chacun d'une main de fer pour le bien de tous, il a multiplié les occasions et les lieux de représentation des ballets. La troupe est désormais divisée en trois groupes, chargés d'interpréter les grands classiques, les classiques du XXe siècle, enfin des essais chorégraphiques sous la responsabilité de Jacques Garnier.

La nouvelle saison de danse a commencé le 31 octobre avec une rétrospective de la vie à l'Opéra, depuis les petits rats jusqu'aux anciennes étoiles. Les fêtes de fin d'année — signe d'ouverture — sont confiées à Nikolaïs, le magicien de la modern dance, tandis que John Neumeier, chorégraphe invité, s'est engagé à monter en mars 1981 Le songe d'une nuit d'été. En mai, c'est le Suisse Hans Spoërli qui créera sa propre version d'un des plus anciens ballets du répertoire, La fille mal gardée.

Autre nouveauté, l'Opéra de Paris sort au maximum de ses fastes et de ses ors. Il va au Palais des Sports, mais aussi aux Bouffes-du-Nord, à Beaubourg, au Théâtre de la Ville, sans compter les quelque vingt-cinq villes de province visitées pendant l'année par une des trois troupes au moins.

Chaillot

Maurice Béjart est de retour à Paris, où il va animer un groupe de recherche assez restreint. Il prendra la responsabilité d'une école de Mudra installée à Chaillot, à la direction de laquelle il a appelé une ancienne étoile du palais Garnier, Jacqueline Rayet. Béjart garde un œil à Bruxelles sur le Ballet du XXe siècle, confié à son disciple fidèle, Jorge Donn.

La mode est décidément au ballet autobiographique, et Maurice Béjart s'y adonne allègrement dans Gaieté parisienne (les années d'apprentissage). Les illuminations (la fascination de l'Orient) ou Ce que l'amour me dit (projection de ses propres fantasmes dans la vie de Mahler). La confession a atteint son point culminant avec Casta Diva, créé au printemps dernier à l'IRCAM, sur l'invitation de Pierre Boulez. Dans un style très théâtral, le chorégraphe s'y livre à une dialectique sur les rapports entre le comédien et son personnage — problème du double, du masque, de la perte d'identité —, le tout joué et vécu par un Béjart bavard, assisté de deux danseurs, Yann Le Gac et Alain Louafi, avec la participation d'Alain Louvier et de l'Ensemble intercontemporain, très discrets dans leur modernité.

Relève

Le grand problème de ce temps est que le ballet dans sa forme contemporaine n'a pas, en France, de successeurs à un Roland Petit ou un Béjart. Ce problème, d'ailleurs, se pose à tous les directeurs d'opéras dans le monde entier. On ne trouve pas spontanément un créateur capable de s'exprimer de manière classique tout en traitant des préoccupations de notre temps, capable aussi de manier, d'ordonner des masses importantes de danseurs. On commence à parler de Jiry Kylian, un Tchèque attaché au Nederlands Dans Theater, visionnaire et musical, de John Neumeier à Hambourg, de Pina Bausch à Wuppertal, du jeune Patrice Montagnon à Stuttgart et d'Oleg Vinogradov à Leningrad. En France ?... Félix Blaska a tout quitté et cherche son second souffle (il est actuellement simple danseur chez Martha Clarke) ; Russillo marque le pas et s'enferme dans un maniérisme décadent. Deux noms pourtant commencent à s'imposer, celui de Gigi Gheorghe Caciuleanu, chorégraphe au Ballet-Théâtre de Rennes, et surtout Maguy Marin, ancienne mudriste, élève de Béjart, qui s'affirme par une technique forte mise au service de thèmes contemporains violents et parfois exprimés crûment.

Paradoxalement, les créations dont peut se prévaloir l'Opéra de Paris depuis ces cinq dernières années sont placées sous le signe de la modern dance. En marge du corps de ballet, Carolyn Carlson a conçu une dizaine d'ouvrages, d'inspiration poétique et onirique. Cette vaste recherche du temps perdu, commencée en 1974 avec Sablier-prison, s'est achevée le 7 mai 1980 avec The architects, ballet pour treize danseurs qui réunit — et c'est un succès — de jeunes artistes maison comme Jean-Christophe Paré, les danseurs habituels de Carlson et même des artistes venus de l'extérieur comme Kris Varjan. Réglé et décoré par Pétrica Ionesco, ce spectacle marque une évolution dans la démarche de la chorégraphe puisqu'elle y a fait appel, cette fois, non plus à du free jazz mais à Jean-Sébastien Bach. Depuis cet événement, Carolyn Carlson travaille à la Fenice, à Venise. Elle reviendra à Paris créer, le 24 janvier 1981, un nouveau ballet à la salle Favart.

Vitalité

La danse moderne s'est imposée partout en France. Les Américains surtout sont très appréciés du grand public. On a retrouvé, cette année encore, avec un plaisir renouvelé le Pilobolus et ses métamorphoses cocasses, Murray Louis, homme caoutchouc, la troupe de Paul Taylor, si musicale, Jennifer Muller et Louis Falco, détenteurs d'une supertechnique sous des apparences décontractées, Twyla Tharp, une star qui se consume de l'intérieur, et un extraordinaire jeune homme de soixante ans, Merce Cunningham, capable de remplir l'auditorium de Lyon avec des events particulièrement ardus à suivre. Toute une avant-garde inventive engouffrée dans son sillage a pratiquement envahi la vieille Europe. Ce sont Thrisha Brown, Andy de Groat, Lucinda Childs, Douglas Dunn, protagonistes d'une danse naturelle et de gestes simples utilisés de manière répétitive. Un peu partout, surtout pendant les époques estivales, des ateliers propagent leur enseignement. Le Ballet-Théâtre de Nancy a travaillé de son côté avec Viola Farber et Douglas Dunn. C'est ce dernier qui a été chargé, lors du dernier Festival d'automne, de régler une nouvelle version de Pulcinella, sur la musique de Stravinsky, pour les danseurs de l'Opéra.