Journal de l'année Édition 1975 1975Éd. 1975

Synthèse

1974-75 : L'année Giscard

Ces douze mois de 1974-75, ce fut vraiment l'année Giscard et aussi l'année du changement. Mais qu'on ne s'y trompe pas : si le président de la République élu le 19 mai 1974 a bousculé quelques habitudes, renversé quelques tabous, procédé à quelques modernisations de la loi et de la vie publique, il n'a pas vraiment entamé les grandes réformes de structure qui touchent à la vie quotidienne des Français.

Il l'a d'ailleurs lui-même admis dans plusieurs des déclarations, interviews et allocutions qui ont marqué, en mai 1975, le premier anniversaire de son entrée à l'Élysée. « Quand je prends les différents thèmes de l'action (que j'ai menée) depuis un an, confiait-il par exemple le 16 mai, si je considère que mon action est imparfaite, c'est qu'il y a trop de sujets où, à mon avis, elle n'a pas suffisamment progressé. C'est essentiellement en ce qui touche à la transformation de la société française dans le sens d'une égalité plus grande. » Et il donnait de cette insuffisance deux raisons : la situation économique et « la lenteur des effets de l'action dans la transformation du tissu social ».

Ainsi « le changement » réside-t-il dans l'allure, dans le ton, parfois dans les mœurs, mais bien moins ou pas – pas encore ? – dans le fond, dans l'organisation de la société, de la nation et de l'État. Pourtant, l'opinion publique paraissait dans l'ensemble, à la veille de l'été 1975, plutôt satisfaite du nouveau chef de l'État, avec des variations normales de sa courbe de popularité, plutôt agréablement impressionnée de son dynamisme et de sa constante présence en première ligne.

Faut-il en conclure, comme on l'a fait parfois, que V. Giscard d'Estaing eût été élu et plus aisément en mai 1975 qu'un an plus tôt, qu'il a gagné du terrain ? À vrai dire, c'est là une hypothèse et une querelle d'école. Ce qui est sûr, en revanche, c'est que cette première « année Giscard » a déçu et peut-être heurté une partie des électeurs qui avaient voté en sa faveur, tandis qu'elle a surpris et sans doute ébranlé certains de ceux qui ne s'étaient ralliés qu'à contrecœur, en mai 1974, à un camp dans lequel figuraient les communistes. À cet égard, le bilan, sur le plan de l'opinion, peut-il être considéré comme plutôt positif.

Les Français, c'est bien connu, n'aiment guère le changement et ils répugnent aux réformes. Certes, ils en parlent constamment, ils en réclament sans cesse et ils paraissent, pour qui aurait l'imprudence de prendre leurs récriminations et leurs revendications au pied de la lettre, souhaiter un pouvoir inépuisablement et audacieusement réformateur. En réalité, les réformes que chacun exige ainsi bien haut, il pense qu'elles doivent surtout s'appliquer au voisin et non à lui. Les réformes dérangent toujours et les Français n'apprécient guère d'être dérangés. Dans ce peuple latin politisé à l'extrême, et aussi bruyant, voire passionné, dans le débat que subtil et mesuré dans le vote et l'action, les réformes, le changement, le grand chambardement sont des thèmes inépuisables de discussions, parfois d'affrontements, mais aussi des vœux pieux.

Le retard s'accumule donc. Les mœurs prennent une avance croissante sur la loi qui tombe peu à peu en désuétude. Les habitudes et les pratiques en tous domaines échappent aux règlements, pourtant rédigés en termes absolus et conçus pour l'éternité en ce vieux pays de droit écrit. Les législateurs et les pouvoirs n'ont pu tout prévoir, et leurs décisions, compte tenu de l'évolution des conditions, des techniques, des esprits, deviennent bientôt insuffisantes ou au contraire trop rigoureuses, bref inadéquates et inapplicables.

C'est alors qu'une petite révolution – oh ! non sanglante : il s'agit d'un peuple très civilisé – donne l'occasion d'effacer au moins partiellement, en quelques semaines ou quelques mois, le temps perdu, de briser les rigidités, de se mettre tant bien que mal à jour si l'on peut dire. Généralement, ces ruptures, ces élans ne sont pas provoqués par les hommes mais surgissent des circonstances, parce qu'il faut tirer une leçon, engager une nouvelle politique, prendre des décisions et que le pouvoir en place est hors d'état de le faire où refuse de l'envisager. Ainsi en est-il en 1953 lorsque Pierre Mendès-France tourne la page indochinoise et entame la décolonisation, vite bloquée d'ailleurs par la guerre d'Algérie ; en 1958, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle provoqué précisément par l'impasse algérienne ; en mai 1968 d'une certaine façon, péripétie annonciatrice de la chute de 1969. Trois fois en quinze ans : c'est beaucoup. Aussi l'année 1974, avec la mort de Georges Pompidou et le choix de Valéry Giscard d'Estaing, n'est-elle pas une de ces dates clefs. C'est une relève, pas un choc.