En attendant, la lune de miel avec les États-Unis se précise. Un cinquième voyage à Pékin d'Henry Kissinger précède l'échange de bureaux de liaison qu'on ne peut baptiser ambassades tant que la Maison-Blanche n'a pas officiellement rompu avec Tchang Kaï-chek. Personne ne s'y trompe puisque les deux titulaires sont des ambassadeurs chevronnés de très haut rang : David Bruce, 75 ans, qui a représenté son pays à Paris, Bonn et Londres avant de présider la délégation américaine à la conférence de Paris sur le Viêt-nam, et Huang Chen, général vétéran de la Longue Marche, ambassadeur à Paris depuis la reconnaissance de la République populaire par la France en 1964, important rouage des négociations sino-américaines dont la poursuite a coïncidé avec le cessez-le-feu au Viêt-nam.

Au moment où Nixon et Brejnev signent un accord sur la prévention de la guerre nucléaire, Pékin rappelle une nouvelle fois son existence, le 27 juin, en faisant exploser sa 15e bombe thermonucléaire.

Échanges

Nouvelle victoire pour Chou En-lai qui reconnaît, sur ce point, le rôle discret mais efficace de la France, très souvent accueillie depuis à Pékin : expositions, dont la plus importante annoncée pour 1974, délégations de toutes sortes (hommes politiques, médecins, responsables du CNPF, polytechniciens, gouverneur général de la Banque de France, etc.), dirigeants français dont, pour la première fois depuis l'avènement de Mao, le ministre des Affaires étrangères Maurice Schumann, l'ex-Premier ministre Jacques Chaban-Delmas qui espère faire de sa ville, Bordeaux, la porte du commerce avec la Chine, et, en septembre 1973, en principe, le chef de l'État lui-même, le président Georges Pompidou, précédant d'un mois une semaine du cinéma français dont Pékin est coupé depuis seize ans. La France prend même une décision moins utile que symbolique : à l'aéroport d'Orly, les cartes de débarquement ne sont plus seulement rédigées en français et en anglais, mais aussi en chinois.

De son côté, la Chine rend les politesses : envoi de nombreuses délégations commerciales, d'une vingtaine d'étudiants stagiaires pour un an à l'université d'Aix (c'est la reprise d'un programme d'échanges interrompu en 1966, dès le début de la révolution culturelle), représentations, au Palais des sports, du cirque acrobatique de Chang-hai et, surtout, exposition, au Petit Palais, des plus beaux trésors archéologiques découverts depuis vingt ans, montrés hors de Chine pour la première fois. D'abord à Paris, avant Londres et les États-Unis.

Enfin, l'ambassadeur Tseng Tao, successeur du général Huang Chen, est encore plus jovial que lui. Ses nombreux séjours à l'étranger l'ont préparé à son poste-carrefour : Cuba, conférence de Genève sur le Laos, Alger où il a représenté son pays de 1962 à 1969 avant d'être nommé à Belgrade.

La révolution du Pinyin

« Le président Mao nous a enseigné : l'écriture doit être réformée. La Chine doit adopter le système de transcription phonétique commun à toutes les langues du monde. Ceci est la voie correcte et le but final de la réforme de l'écriture. » (Extrait d'un article de Guo Moruo, président de l'Académie des sciences, publié par le journal Drapeau rouge.)

Transcription

Ainsi est officiellement relancée une réforme mise en sommeil par la Révolution culturelle qui a condamné comme une « mode occidentale bourgeoise » la transcription du chinois en caractères latins. Au point que certaines publications les ont supprimés de leurs titres.

Depuis des siècles, le problème est posé et mal résolu. Pour s'éviter de consacrer une vie entière à l'étude de 50 000 ou 60 000 idéogrammes, les Chinois ont souvent tenté d'en simplifier ou même d'en supprimer beaucoup tandis que les étrangers inventaient, en utilisant leurs propres lettres, des dizaines de systèmes différents de prononciations figurées adaptés aux langues française, anglaise ou allemande. D'où la perplexité de l'Occidental non averti devant les orthographes différentes d'un même mot. Dès son avènement, en 1949, la République populaire reprend à son compte, en les unifiant, ces différentes réformes fondamentales pour la mutation de la société et l'établissement du régime : ancien apanage de la caste des lettrés, la culture, par la lecture et l'écriture, doit s'ouvrir au peuple obligé, pour consolider sa conscience nationale malgré le fourmillement des accents et dialectes, de parler une même langue. D'autre part, la Chine doit sortir de son isolement, s'ouvrir vers l'univers par le moyen d'un nouveau vocabulaire scientifique, technologique, économique absent des vieux idéogrammes.

Putonghua

Plusieurs années de travaux d'experts aboutissent, à partir de 1956, à la suppression ou la simplification de centaines de caractères, l'abandon de l'écriture verticale pour l'écriture horizontale, de gauche à droite, et la confirmation du choix d'une langue officielle commune à tous les Chinois : le pékinois parlé, ou putonghua, dont l'emploi est obligatoire dans les administrations et l'armée depuis 1956, dans les écoles depuis 1960. Ainsi Pékin devient capitale linguistique autant que siège du pouvoir central. Tant que l'habitude ne sera pas entrée dans les mœurs, la plupart des Chinois qui savent écrire tracent à peu près les mêmes idéogrammes, mais lorsqu'ils parlent ils ne se comprennent pas d'une province à l'autre. Vient ensuite l'adoption d'un autre projet : une écriture phonétique également unifiée, composée de 26 lettres latines d'un nouvel alphabet complété par différents signes qui indiquent les quatre tons du putonghua, indispensables pour éviter tout contresens. Cette écriture révolutionnaire pour les habitudes ancestrales, le pinyin, est bientôt utilisée à titre d'exemple à suivre (et parfois en sous-titre, pour ménager la transition) pour des plaques de rues, des enseignes ou des banderoles, mais elle ne pénètre guère plus loin. Éléments nécessaires à la vie moderne, les autres réformes, plus faciles à pratiquer, sont assez largement admises aujourd'hui. Grâce aux mass media – radio, surtout –, le putonghua est devenu familier jusqu'au fond des provinces, et beaucoup de Chinois alphabétisés se contentent des 3 000 ou 4 000 idéogrammes plus ou moins simplifiés des manuels scolaires, des journaux et des machines à écrire qui frappent des lignes horizontales comme celles qu'on écrit, de plus en plus, à la main. Sauf pour calligraphier un poème au coin d'une peinture ou d'un panneau de soie brodée.

Œuvre d'art

Quant au pinyin, connu sinon pratiqué par certains jeunes, il reste ignoré de leurs pères, incapables de rejeter aussi radicalement une forme d'expression née de la structure mentale chinoise (quelle loi pourrait obliger un Français à écrire demain en idéogrammes ?). Jusqu'alors l'écriture chinoise n'était pas seulement moyen pour communiquer mais œuvre d'art : on continue donc à vanter les talents de calligraphe du président Mao, qui a dessiné le titre du Quotidien du peuple et, actuellement, les publications pékinoises en langues étrangères publient en idéogrammes des cours élémentaires de chinois.