Journal de l'année Édition 1972 1972Éd. 1972

Conjoncture économique

La croissance en question

Les deux événements les plus marquants pour l'avenir de l'économie française en 1971-72 n'ont pas été spécifiquement français. La crise monétaire a été internationale et elle a frappé, en priorité, les monnaies anglo-saxonnes : en décembre 1971, le dollar était dévalué pour la première fois depuis 1934 ; en juin 1972, le gouvernement anglais renonçait à défendre la valeur officielle de la livre sterling, ce qui annonçait une nouvelle dévaluation moins de cinq ans après celle de 1967.

Parallèlement, une crise de conscience a atteint les esprits dans l'ensemble du monde capitaliste : la croissance économique sera-t-elle durable ? Est-elle d'ailleurs souhaitable ? Ces questions, posées dans un rapport austère établi par les savants de l'Institut de technologie du Massachusetts pour le compte d'experts internationaux réunis dans un club dit Club de Rome, seraient passées totalement inaperçues du grand public si elles n'avaient pas trouvé un terrain favorable.

Il existe, en effet, d'obscures ramifications entre cette crise monétaire et cette crise de conscience. L'Occident a senti que des forces inconnues remuaient au fond de lui-même, sans pouvoir les identifier avec précision ni prévoir les bouleversements qu'elles pourraient provoquer. Il constate seulement que les monnaies réputées les plus solides s'écroulent les unes après les autres et que les idées les mieux reçues cessent d'être évidentes. La vision d'un monde en progrès continu, protégé de la guerre par l'équilibre de la terreur, cède la place à celle d'un présent instable et d'un avenir indéchiffrable. L'Occident se sent menacé ; non plus à ses frontières par des hordes rouges ou jaunes, ni par la marée des pays pauvres, mais en lui-même.

Ouvrant, en juin 1972, un colloque international sur le thème Économie et société, qu'il a organisé, Valéry Giscard d'Estaing a cette parole significative dans la bouche d'un ministre des Finances : « Cette réunion est avant tout l'expression d'un doute... L'action à laquelle nous consacrons toutes nos forces, toute notre énergie, a-t-elle un sens ? »

Il faut replacer la France dans ce décor pour apprécier les résultats de son économie en 1971-72. L'année 1971 n'a pas tenu ses promesses. Première année d'exécution du VIe Plan (1971-75), elle n'a pas atteint les objectifs qui lui étaient assignés. Avec une croissance de la production de 5,2 %, contre 5,9 % prévus au Plan, elle a pris du retard en matière d'expansion, tout en ayant une dangereuse avance en matière d'inflation. La hausse des prix a atteint 6 % contre 3 à 4 % prévus au Plan.

Si l'on considère les chiffres un peu plus dans le détail, on constate toutefois que la consommation des particuliers a dépassé les objectifs prévus, grâce à une forte hausse des revenus. Elle a pris le relais de l'investissement et des exportations dans le soutien de l'expansion française. C'est ainsi que les achats d'automobiles ont augmenté de 14,7 % en 1971 contre 1,7 % en 1970 ; ceux de téléviseurs, de 21,8 % contre 11,4 % ; ceux de réfrigérateurs de 8 % contre 2,5 % ; enfin ceux de machines à laver de 14 % au lieu de 4,6 %.

En revanche, les investissements des entreprises et les ventes à l'étranger n'ont pas tenu leurs promesses.

Crise du dollar

La crise monétaire est, pour une part, responsable de ces déceptions. En effet, à partir du mois d'août, les entreprises ont freiné la réalisation de leurs nouveaux projets. La peur du lendemain est le plus sûr moyen pour faire renoncer à la construction d'une nouvelle usine ou à l'achat d'une nouvelle machine. En outre, les perturbations provoquées dans les échanges internationaux par l'instabilité des taux de change ne sont pas favorables à la croissance des exportations.

En revanche, un malheur est toujours bon à quelque chose : la crise, déclenchée au mois d'août par le président Nixon, n'a pas seulement freiné le dynamisme des chefs d'entreprise ; elle a aussi modéré l'action des syndicats. Et Jacques Chaban-Delmas n'a pas eu trop de mal à réussir sa rentrée sociale de l'automne 1971.