À l'Express cependant, les rédacteurs se plaignent à plusieurs reprises d'être placés devant le fait accompli. La situation, il est vrai, demeure très floue après avoir été passablement agitée tout au long de l'année.

Une crise de croissance survenant après la prise de contrôle de plusieurs entreprises (le Journal du Centre de Nevers et le Populaire du Centre de Limoges, l'imprimerie Firmin-Didot), le lancement d'un second mensuel régional : l'Express-Méditerranée (le premier étant l'Express-Rhône-Alpes) et les activités politiques de Jean-Jacques Servan-Schreiber sont à l'origine de plusieurs conflits.

Crise à l'Express

La carrière politique de J.-J. S.-S., secrétaire général du parti radical et député de Meurthe-et-Moselle, semble, au début, prendre nettement le pas sur les activités journalistiques du fondateur de l'Express, qui reste cependant propriétaire de 40 % des actions de la SA Express-Union. Connaissant « le fondement de la liberté d'un journal », il décide « de ne pas continuer à assumer une fonction hiérarchique quelconque » et se démet même de son droit de vote au profit de membres du conseil de surveillance. Une première crise éclate cependant, provoquée par son intention de revenir à la rédaction de l'Express. Elle est surmontée à la suite d'un accord tenant en deux points principaux : J.-J. S.-S. réserve à la société « l'exclusivité de ses conseils professionnels en matière de presse » et il accepte que sa collaboration rédactionnelle, sous forme de bloc-notes, soit précédée de la mention : « Jean-Jacques Servan-Schreiber, député de Nancy, exprime ici librement ses opinions personnelles ». Son beau-frère, Emeric Gros, lui succède à la présidence du conseil de surveillance, tandis que son frère, Jean-Louis Servan-Schreiber, fondateur de l'Expansion, préside le directoire. Pour s'assurer une disponibilité de capitaux nécessaires aux investissements en cours, Jean-Louis Servan-Schreiber propose l'introduction d'actions en Bourse. Cette opération ne peut être rentable que si J.-J. S.-S. accepte de se défaire des siennes, ce qu'il refuse. Le désaccord entre les deux frères provoque le départ du fondateur de l'Expansion. N'approuvant pas la gestion de l'entreprise, J.-J. S.-S. manifeste, au début du mois de juin 1970, le désir d'en reprendre le contrôle, ce qui motive de nombreux dissentiments, notamment de la part de ceux qui craignent qu'une emprise politique trop marquée ne nuise à l'image de marque de l'Express.

Le conflit provoque, à la mi-juin, la démission de l'ensemble de la rédaction en chef et aboutit au remaniement du comité exécutif, dont Françoise Giroud prend la présidence.

Une prise de position ferme des organes de presse a déjà eu lieu en faveur d'un titre dont peu de journalistes pourtant approuvent l'orientation et l'esprit : Hebdo Hara Kiri. Tiré à 100 000 exemplaires, journal se définissant lui-même comme bête et méchant, il est frappé par le ministre de l'Intérieur d'une interdiction de vente aux mineurs de dix-huit ans. Sont Interdites également l'exposition et la publicité par voie d'affiche. Cette seconde clause entraînant ipso facto son exclusion des sociétés coopératives de distribution, on aboutit à une condamnation à mort pure et simple pour un journal auquel il ne reste d'autre droit que celui de se faire imprimer. Prétexte avancé par le ministre de l'Intérieur : publication de bandes dessinées obscènes. Mais n'est-ce pas un détournement de la loi que de se servir d'un texte destiné à protéger l'enfance pour interdire une revue ayant un public adulte ? Encore une fois, ambiguïté totale. On parle de censure qui n'ose pas dire son nom. La vague de réprobation est telle que le ministre de l'Intérieur modifie sa décision une semaine plus tard : seule est maintenue l'interdiction de vente aux mineurs. Les Éditions du Square, propriétaires de Hebdo Hara Kiri, estimant que dans ces conditions l'exploitation normale de leur titre n'est pas possible, le sabordent et le remplacent par un magazine : Charlie Hebdo. Titre de la couverture du premier numéro : « Il n'y a pas de censure en France. »

La presse marginale

Ce jeu subtil du chat et de la souris, une censure qui officiellement n'existe pas va l'entretenir tout au long de l'année avec une presse marginale d'extrême gauche dont les titres se multiplient. Violente, provocante, elle va se débattre avec les inculpations d'injures envers la police, de provocation à des crimes contre la sûreté de l'État, d'apologie du pillage et de provocation directe au meurtre non suivie d'effet. L'Idiot international, la Cause du peuple, le Secours rouge, Vive la Révolution, Tout, voient leurs diffuseurs et leurs imprimeurs poursuivis. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre se lancent dans la mêlée en acceptant d'assumer la direction de plusieurs de ces journaux. Est-ce au nom de la liberté de la presse ? La position du philosophe est beaucoup plus nuancée : il n'apporte pas à ces publications « la caution d'un libéral qui défend la liberté de la presse », mais considère cela comme « un acte qui [l']engage aux côtés de gens qu'[il] aime beaucoup, dont [il] ne partage certainement pas toutes les idées, mais c'est un engagement qui n'est pas simplement formel ».