Mais une question se pose : la campagne n'a-t-elle pas été orchestrée et par qui ? Il est difficile de faire aboutir ce genre d'enquête et la plainte contre X déposée pour diffamation par les commerçants visés n'a pas eu grand résultat. L'affaire a incité cependant un sociologue, Edgar Morin, à se livrer à des instigations poussées : il en a rapporté un ouvrage édifiant sur la façon dont une ville peut devenir la proie des phantasmes au XXe siècle.

Amiens

On pouvait croire l'incident clos quand, en mars 1970, des bruits analogues se mettent à courir la ville d'Amiens. Enlèvement, chloroforme, destination Caracas. La douzaine de commerçants incriminés ne sont, cette fois, pas tous israélites. Au centre de la fabulation se trouve une Mme Dubois, qui a porté plainte.

Dinan

Un mois après, la même mésaventure survient à d'autres commerçants à Dinan. Certains d'entre eux sont menacés et plusieurs de leurs clients les abandonnent. Devant l'émotion provoquée par les calomnies, la gendarmerie et le commissariat ont publié un communiqué pour rassurer la population.

La drogue et les jeunes

Un péril menace de plus en plus la jeunesse : l'usage de la drogue, dont la mode est venue des États-Unis.

Au cours de l'été 1969, les stupéfiants ont été à l'origine de deux décès sur la Côte d'Azur. En août, dans les toilettes du cinéma du casino de Bandol, on découvre, affalée et déjà mourante, une apprentie coiffeuse de dix-sept ans, Martine A... Un beatnik de ses amis lui a injecté une trop forte dose d'héroïne. Le mois suivant, à La Ciotat, un militaire en permission, Jean-Claude Lamoureux, succombe dans des circonstances analogues. Il avait passé la soirée avec un groupe de jeunes gens, étudiants ou apprentis, qui, comme lui, n'avaient jamais goûté à la drogue et voulurent en faire l'expérience...

Ces deux affaires décident le ministère de l'Intérieur à renforcer les mesures prises pour lutter contre le fléau. Des trafiquants sont arrêtés. Des rafles permettent d'interpeller quelques centaines d'intoxiqués — 1 200 en 1969, dont 87 % avaient moins de trente-cinq ans. Des procès leur sont souvent intentés, ainsi qu'à leurs fournisseurs. Les tribunaux, en général, prononcent des peines de prison avec sursis, accompagnées d'une mise à l'épreuve.

Ce fut le cas encore à Toulon lorsque furent jugés les responsables de la mort de Martine au casino de Bandol. Dans le Monde, J.-P. Quélin décrivait ainsi les prévenus :

« Qui sont-ils ? Des chômeurs, donc, un employé municipal, un peintre en bâtiment, un télégraphiste, un plombier.

Comment sont-ils venus à la drogue ? Simple, très simple. Un initiateur de passage. Marseille la pourvoyeuse (on y trouvait des doses d'héroïne pour 15 F « comme on voulait »), quelques réunions entre amis, le souci de faire bien, de ne pas se dégonfler. Ont-ils été véritablement des intoxiqués ? On en doute, mais le jeu était excitant et ils ont pu y prendre goût. Ils se réunissaient à Bandol derrière l'église, la seringue était dissimulée dans un palmier ; on faisait chauffer l'eau à la flamme d'une bougie, puis on versait la drogue, on mélangeait. La même aiguille pour toute la bande... L'été se passait entre l'ennui et les interdits bafoués. »

La lutte contre le fléau rencontre un obstacle : le manque de moyens de la police. Même si celle-ci parvient à réussir de beaux coups de filet — comme à Cannes, où elle découvre 50 kg d'héroïne dans une voiture truquée —, elle ne peut surveiller tous les petits revendeurs. Mais surtout la répression comporte une limite. Elle ne s'attaque pas aux causes qui poussent les jeunes en proie à l'anxiété et au vertige devant le vide de leur vie à chercher une compensation dans les stupéfiants — le plus couramment utilisé jusqu'ici, le kif (ou encore marijuana ou hashich), est heureusement relativement le moins dangereux.

Combler ce sentiment de vacuité chez les jeunes, leur fournir un idéal grâce auquel ils pourraient s'épanouir seraient sans doute le meilleur remède.

On commence maintenant à en prendre conscience.

Profil du drogué

Une fois sur deux, c'est un mineur. Dans 10 % des cas, il a plus de trente ans. Une fois sur quatre, c'est un lycéen ou un étudiant. Dans les autres cas, il appartient à n'importe quelle classe de la société. Le milieu rural ne semble pas touché, cependant. Le drogué commence vers quinze ou seize ans à fumer de la marijuana. Poussé par sa curiosité personnelle ou par mimétisme ! Dans un premier temps, il observe des périodes d'abstinence entre les haschich parties. Puis il multiplie et varie les expériences. Il essaie le chanvre indien (Cannabis sativa, var. indica) sous plusieurs formes (cigarette, pipe, préparations ingérables), les hallucinogènes plus puissants (mescaline et surtout LSD), les opiacés (opium, héroïne), le STP (sérénité, tranquillité, paix), apparenté à la mescaline et à l'amphétamine, et même les spécialités pharmaceutiques à dominance d'amphétamines et de barbituriques. L'alcool n'est pas exclu.