La lecture du dernier livre de Pierre Emmanuel, Jacob, nous laisse perplexe. On pense non sans raison, quand il s'agit de ce poète, à ses précurseurs mystiques du XVIe ou du XVIIe siècle, dont l'œuvre enchâsse de beaux éclairs dans la pâte rugueuse, prosaïque, baroque, d'interminables discours... Et dans Jacob les éclairs sont rares. Baroque aussi André Frénaud, qui regroupe dans Depuis toujours déjà des poèmes dispersés, et donne encore une fois la mesure d'un lyrisme dru, capable de varier son registre sans cesser jamais d'être inimitable. Et puis, ce recueil étonnant comme un testament, déchirant comme la vie prise au mot et sommée de s'avouer tout entière quand l'homme parvient à ce « lieu de nous où toute chose se dénoue », d'Aragon : les Chambres, poème du temps qui ne passe pas. Il y célèbre l'impudeur vraie d'être lucide et en même temps compose l'élégie de sa lassitude : « Je te dis Solitude et tu tournes vers moi/Tout naturellement les yeux déserts »... Ce seul petit livre suffirait à rendre au langage tous ses prestiges, à partir des mots les plus simples. Et fait qu'Aragon, s'éloignant, ne nous a jamais été si proche...

Posthume, le Train bleu, de Pierre Albert-Birot, nous révèle que le temps joue en faveur du poète délaissé, dont Pascal Pia écrit qu'il « regardait les mots comme des amis. Il y avait connivence entre eux et lui ».

Rééditions

Connivence qui, pour Audiberti, prenait l'allure d'une époustouflante partie de catch verbal, et dont témoignait déjà son premier livre enfin réédité, l'Empire et la Trappe, où la plupart de ses grands thèmes sont pris à bras le corps par un verbe au savant délire. Entre Audiberti et Max Jacob, nous prenons mal la discrète mesure d'Armand Robin (Ma vie sans moi) ; Max Jacob dont on a rassemblé sous le titre de Ballades plusieurs recueils épuisés, introuvables, depuis vingt ou trente ans et dont la cocasserie, les jeux faussement naïfs, l'inquiétude aux accents troublants font que sa voix demeure l'une des plus libres de ce temps, une perpétuelle leçon d'invention poétique.

Les rééditions nous donnent parfois l'occasion de revoir sous un jour un peu différent des auteurs plus jeunes : c'est le cas pour Yves Bonnefoy, dont la poésie secrète et sensible, déchirée sous l'« immobilité », supporte de redoutables voisinages dans la collection Poésie NRF (Du mouvement et de l'immobilité de Douve). De même, Henri Thomas : son choix de Poésies devrait enfin révéler à un public plus nombreux cet art d'une savante simplicité. Enfin, cette année étant celle du centenaire de la mort de Lautréamont, on nous propose deux biographies qui nous apprennent que, si l'on sait beaucoup de choses sur bien des gens, la vie et le visage d'Isidore Ducasse demeurent obscurs... Mais deux nouvelles et remarquables publications de l'œuvre : le fac-similé des éditions originales, et celle de P. O. Walzer, dans la Pléiade, jointe à Germain Nouveau. Par-delà les gloses, les interprétations (celles qui relèvent de la plus ridicule fantaisie ne manquent pas !), les Chants de Maldoror, après un siècle, sont au rang des grandes œuvres.

Traductions

Aux côtés d'une intéressante anthologie des Poètes de la Commune et d'un Trésor de la poésie baroque et précieuse que le temps, à juste titre, remet en lumière, il faut signaler pour le domaine étranger un recueil de Poèmes élisabéthains, dont les partis pris ne sauraient annuler l'intérêt. Dans un tout autre registre, il convient de citer la curieuse floraison de Poètes du peuple chinois — ainsi que Argentin jusqu'à la mort, de C. F. Moreno. Pierre Leyris a repris, et revu, l'ensemble de ses traductions des poèmes de Thomas Stearns Eliot, en un seul volume bilingue. Avec le Russe Andre Bely, on a publié Trois Poèmes secrets, de Séféris, et trois auteurs hispaniques remarquables : du poète espagnol Luis Cernuda, mort en exil au Mexique, la Réalité et le Désir ; de Pablo Neruda, deux livres : Résidence sur la terre (qui nous laisse découvrir le surréaliste que le Chant général avait fait oublier) et Mémorial de l'île Noire, regards sur toute une vie ; enfin, de Jorge Luis Borges, l'essentiel de son Œuvre poétique, écrite de 1925 à 1965, et dont nous ne connaissions que des fragments — complément passionnant de son œuvre en prose et où le lyrisme n'exclut nullement les mêmes jeux subtils de l'écriture... Dans un monde en mutation, le continent latino-américain affirme un extraordinaire élan créateur.