Entre les modes de lecture et les lectures de la mode, on s'aperçoit que des œuvres très différentes creusent patiemment leur voie. Ainsi Jacques Réda, dont un nouveau recueil, Récitatif, est comme le versant plus âpre d'Amen, où se mêlent « les derniers débris de la voix, du cœur qu'on évacue ». La poésie chez Réda témoigne d'un débat, et ce dialogue est celui des mots et des choses, sans aucune transposition mythique. Comme pour Réda, Pierre Oster ou Jean Pérol, le langage n'est pas remis en cause dans sa nature même, mais dans sa pratique : le poème n'est pas soumis à une sorte de théologie de l'écriture à l'instar du sur-baroquisme de Tel Quel ; il ne renie pas non plus ses pouvoirs. La conscience d'être, pour Pierre Oster, est intimement liée à l'exercice du langage, mais ne s'exprimera qu'en fonction du poème : ainsi voilé, et moins hautain que pudique, l'homme est l'œuvre : « Tout un parler profond m'envahira peu à peu » (les Dieux).

Alors qu'on pourrait écrire que pour Jean Pérol l'œuvre est aussi l'homme, et le poème le lieu d'un combat : avec les mots mis à l'épreuve, avec la vie et avec le temps que le langage tente de saisir, d'éclairer dans leurs contradictions. Le livre (Ruptures), c'est le lieu « où l'on brise », mais aussi le lieu du « partage », où on peut « rompre, afin d'offrir ».

Dans sa diversité et ses éclats, Ruptures est une sorte d'explosion du lyrisme, dont l'humour et les dénégations veulent, au lendemain du Cœur véhément, rendre à l'écrivain une liberté nouvelle, et d'abord vis-à-vis de soi : « Que fait l'époque elle-même, si ce n'est rompre avec un passé qu'elle prolonge, s'autodétruire pour mieux se lire dans son sacrifice, et tenter de maîtriser ses techniques tout en les inventant ? » Cette réflexion sur l'acte d'écrire, et sur la vérité de la poésie, Michel Deguy ne la sépare plus du poème : son dernier livre, Figurations, compose avec les précédents (Actes et Ouï-dire), une moderne défense et illustration de la parole. On ne saurait être indifférent à ces méditations sur les rapports de la poétique et du poétique — comme on ne saurait être insensible à ces pages aux cadences devenues soudain plus amples et parfois curieusement proches des Illustrations de Michel Butor.

Aucun mot d'ordre

Qu'il s'agisse de Jude Stéfan, dont le second recueil, Libères, est la fidèle continuation de Cyprès ; de Jean-Loup Passek, qui publie, au lendemain d'un long silence, des poèmes au titre significatif : Pouvoir du cri ; de Vahé Godel (Signes particuliers), ou encore de Marc Piétri (Histoire du relief) et de Jean-Michel Frank (Ma fenêtre sur la folie), ou Pierre Dalle Nogare (Corps imaginaire), c'est, semble-t-il, avec d'autres aînés que ces poètes plus jeunes se trouvent en sympathie, sans cependant souscrire à aucun mot d'ordre.

Mais il y a comme une crispation, une révolte — souvent mal soutenue par l'écriture, souvent convaincante pourtant quand elle manifeste un désarroi devant l'acte d'écrire lié au refus d'une vie immédiate aux lois intangibles — où nous sommes tentés de retrouver le reflet ou l'écho d'une poésie de combat et des remises en question du début du siècle.

La vague a passé sur une autre génération : mais quelle vérité commune à un Louis Brauquier (Feux d'épaves), qui ne s'est jamais élevé au-dessus de ses premiers chants, et à la stricte économie d'un Jacques Dupin (Embrasures), sinon la fidélité à soi-même ? et Charles Le Quintrec, dont la Marche des arbres fut couronné d'un prix — ou Daniel Boulanger, plus conteur que poète (Tchadiennes) ? Prix qu'on aurait pu aussi bien donner à Paul Mari, qui réunit dans l'Emploi du temps une œuvre plus que discrète, ou à Edmond Humeau pour son Tambourinaire... Mais on entend des voix plus hautes : celle de Robert Mallat (Poèmes de la mort juive, et Saint-Domingue où je meurs), qui retrouve tout le « pouvoir du cri » des grands poèmes politiques, surtout dans le premier de ces livres. La voix aussi d'Alain Bosquet, qui vient d'ajouter à Quatre Testaments de courts poèmes, 100 notes pour une solitude ; sous la légèreté, l'inquiétude n'y est pas un jeu, et l'apparente rapidité de l'écriture nous donne à entendre un appel assez pathétique, nimbé des feux couchants du surréalisme. La voix encore d'Anne Hébert, la plus pure et la plus prenante des poètes du Québec, dont l'œuvre rigoureuse et passionnée fait du moi le chantre d'une solidarité, et que René Lacôte a remarquablement présentée dans la collection Poètes d'aujourd'hui.