Pour la première fois depuis la fin de la guerre civile, non seulement les adversaires du régime se sont manifestés publiquement, avec une ampleur jamais atteinte, mais — phénomène nouveau — la cristallisation des oppositions s'est opérée, malgré et à cause des brutalités policières.

Pour la première fois, 100 000 ouvriers madrilènes ont réussi, le 27 janvier, à organiser une manifestation coordonnée. Quittant leurs lieux de travail par groupes de 50 à 500, ils se sont rassemblés aux portes de la capitale.

Pour la première fois également, les étudiants (facultés de sciences économiques, droit, philosophie) se sont solidarisés avec les ouvriers et ont manifesté à l'intérieur de leurs campus.

L'agitation s'est prolongée du 27 au 31 janvier et a entraîné des réactions violentes de la part des forces de l'ordre. Tandis que les ouvriers brisaient les vitres de magasins et d'autobus, la police, elle, adoptait une attitude différente selon qu'elle s'opposait aux étudiants ou aux ouvriers. Il s'agissait pour elle de briser la connivence des manifestants en les opposant. Elle se contentait de tronçonner les cortèges d'ouvriers sans trop de brutalité, mais envahissait, sans en demander l'autorisation au doyen, le périmètre de la faculté de droit.

Les syndicats libres

Les étudiants opposèrent une résistance farouche : il y eut 80 blessés de leur côté et 40 chez les policiers. 100 étudiants furent arrêtés. Et, épisode douloureux, le 1er février 1967, un jeune étudiant de l'université de Madrid, Rafaël Guijarro Moreno, se jetait par la fenêtre de l'appartement de ses parents, alors que les policiers venaient l'appréhender.

Ces événements sont intervenus à un moment où l'opposition, dans le milieu ouvrier, apparaissait démantelée, après l'approbation massive recueillie par le gouvernement lors du référendum du 14 décembre 1966. Tous les groupes parallèles des syndicats avaient perdu de leur combativité, à l'exception des communistes et des catholiques, qui se sont intégrés dans des Commissions ouvrières.

Chez les étudiants, on assiste à une évolution semblable. Après les événements du 27 janvier, le Syndicat démocratique, illégal, où se regroupait la minorité estudiantine agissante, s'est retrouvé tout à coup renforcé par l'adhésion ou le soutien dune plus large partie des élèves.

L'approbation massive

Les revendications ouvrières portaient sur les salaires, la liberté syndicale et le droit de grève. Mais on peut s'étonner que les manifestations aient atteint cette violence au lendemain du référendum qui avait donné 95 % de « oui » à la loi organique présentée le 22 novembre par le général Franco devant les Cortes.

Cette loi s'inscrivait dans le cadre d'une sorte de libéralisation du régime, entamée depuis 1959.

Or, il est vite apparu que les réformes très modestes contenues dans la loi resteraient lettre morte, en raison de l'offensive menée par les éléments durs du gouvernement (Alonzo Vega, Intérieur ; Fraga Iribarne, Information ; Solis, Mouvement ; Muñoz Grandes, lieutenant général).

Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, l'appareil totalitaire, dont la loi prévoyait la suppression, s'est vu renforcé en trois étapes :
– La réforme du code pénal annule la loi sur la liberté de la presse, votée en avril 1966 par les Cortes ;
– Une loi électorale assure pratiquement l'élection des députés d'origine phalangiste par 110 corporadores, qui devaient bénéficier d'une « élection démocratique » par l'intermédiaire des chefs de famille ;
– L'élaboration d'une loi sur les structures du Mouvement donne une allure totalitaire caractérisée à la Constitution et institutionnalise le parti unique.

La loi sur la liberté religieuse, d'autre part, devait être adoptée à la quasi-unanimité par les Cortes le 26 juin. Les protestants, en particulier, ont regretté son caractère restrictif.

Les ennemis de la patrie

Cette évolution a provoqué le mécontentement populaire, qui s'est encore accru après les arrestations de délégués ouvriers.

En octobre 1966, des élections syndicales avaient eu lieu, au cours desquelles (pour la première fois depuis 1936) tous les candidats avaient pu se présenter pour devenir délégués d'entreprise. Ainsi, les représentants des formations parallèles de la métallurgie à Madrid, Barcelone, Bilbao avaient-ils remporté 80 % des sièges. Dans le même temps où la loi organique était détournée de son véritable objectif par les éléments fascisants du régime, des arrestations massives étaient opérées, dès le début février, dans les rangs des délégués ouvriers légalement élus.