Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

musique de film (suite)

Presque tous les musiciens de film se rallient à l’une des deux conceptions que l’usage a imposées en un métier où règne le poncif. La « musique d’ambiance » s’accommode de répétitions espacées — en règle générale : aux fins de séquence — d’un même élément destiné à imposer au film une dominante sentimentale : héroïsme, nostalgie, etc. On cherche à produire un son caractéristique, lié à un motif immédiatement reconnaissable. La fameuse cithare d’Anton Karas dans le Troisième Homme (1949) de Carol Reed remplit ce rôle à merveille ; c’est un modèle du genre. La « musique d’illustration » poursuit des fins plus ambitieuses. Ici l’orchestre, héritier de l’orchestre d’opéra, s’attache à suivre l’action, à la commenter, voire à la souligner, au prix, trop souvent, d’un incessant pléonasme. Ou bien, conscient de ce danger, le cinéaste demande à son collaborateur musical d’écrire une partition qui soit, selon l’expression consacrée, « en contrepoint de l’image ». Aux débuts du parlant, Eisenstein* et Poudovkine* prirent ainsi parti pour « la non-coïncidence du son et de l’image ». Il ne semble pas que cette doctrine ait conduit à « la création d’un nouveau contrepoint orchestral d’images-vision et d’images-son » qu’en attendaient les cinéastes soviétiques.

On comprend le dédain des plus grands musiciens de ce temps pour la musique de film, « ce papier peint » (Stravinski). Sollicité par Hollywood pour The Good Earth, Schönberg* demanda une somme si considérable que les pourparlers furent aussitôt rompus. Aux reproches que lui adressèrent ses élèves — car il était très pauvre —, le vieux maître répondit superbement : « Quand on vend son âme au Diable, il faut la vendre très cher ! » Mais Schönberg n’en avait pas moins écrit, vers 1930, une Musique d’accompagnement pour une scène de film. Un même intérêt pour le cinéma considéré en tant qu’art se révèle chez Berg* lorsqu’il se livre à des essais de découpage cinématographique de ses opéras. Prokofiev collabora étroitement avec Eisenstein ; mais, bien que les partitions d’Alexandre Nevski (1938) et d’Ivan le Terrible (1943-1947) soient d’une autre encre que celle des professionnels, la musique reste la partie la plus faible de ces films célèbres.

Ainsi, l’histoire de la musique de film est nourrie d’échecs, quelquefois talentueux. Ce qui date le plus cruellement un film, c’est presque toujours, plus que le maquillage, les éclairages ou le jeu des acteurs, sa partie musicale. Ce vieillissement ne s’accuse pas seulement sur le plan technologique (mauvaise qualité de l’enregistrement et du report) : la musique de l’Opéra de quat’sous, en dépit d’une technique rudimentaire, a mieux survécu que mille partitions plus récentes et moins maltraitées par le micro. Les lézardes mises en évidence par le temps ont pour origine une esthétique fade, sans originalité, où la routine règne, et où le style, sinon les notes mêmes, se tient à la limite du plagiat (usage que Charlie Chaplin* a respecté en écrivant la partition de Limelight [1952]).

Certes, plus d’un compositeur appelé à travailler pour l’écran a pris conscience de cet état de fait ; mais les moins timides se sont heurtés au veto esthétique des producteurs, quand leurs propres lacunes d’écriture n’ont pas gâché des idées souvent excellentes. Ainsi, les musiques de l’inventif Maurice Jaubert — qui fut vénéré comme un dieu dans le cinéma français d’avant guerre — ont, aujourd’hui, perdu la plus grande partie de leur efficacité. Dans la mesure où il a su rester pur, c’est peut-être le jazz — élaboré (Sait-on jamais [1957], de Roger Vadim, musique de John Lewis) ou improvisé (Ascenseur pour l’échafaud [1957], de Louis Malle, musique de Miles Davis*) — qui a apporté au cinéma la contribution la plus vivante. Cependant le jazz, malgré sa diversité, ne convient pas à tous les sujets.

Il serait injuste de tenir les musiciens de film, professionnels ou occasionnels, pour seuls responsables d’un bilan aussi négatif. Le système dans lequel ils travaillent ne leur permet guère de donner leur pleine mesure. Une bonne musique coûte cher ; une bonne musique demande du temps. Or, en France tout au moins, le musicien, toujours serré par le temps (la date de sortie du film est souvent fixée avant qu’il ne soit lui-même désigné), se voit allouer, pour la réalisation de sa musique, une part infime du budget de la production. Une séquence musicale se révèle-t-elle imparfaite : il est très rare qu’on la recommence.

Les mœurs cinématographiques étant ce qu’elles sont, il n’y aurait donc de salut que dans un retour à l’utilisation des classiques chère au cinéma muet. Cette expérience a souvent été tentée ; mais lorsque la musique est « off », l’intrusion d’un chef-d’œuvre dans un contexte pour lequel il n’a pas été conçu (messe en ut mineur de Mozart dans Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson*) peut provoquer une gêne chez l’auditeur cultivé ; et même si elle est « diégétique », c’est-à-dire justifiée par la présence dans l’image d’un récepteur de radio (deuxième concerto pour piano de Rakhmaninov dans Brève Rencontre [1945] de David Lean) ou tout autre artifice, elle n’en reste pas moins liée à une époque qui n’est pas celle de la conception du film : il y a donc, si le film n’est lui-même anachronique, hiatus entre l’image et le son sur le plan de la sensibilité.

Des conceptions plus récentes permettent heureusement d’imaginer, pour le film d’auteur, sinon pour le film commercial, un avenir moins sombre. Dans certains films japonais d’après la guerre, déjà (les Amants crucifiés de Mizoguchi [1954]), on s’efforçait de réduire la distance qu’il y a entre les éléments « signifiants » et les éléments « abstraits » de la bande sonore. Cette idée a fait son chemin.

« J’attribue une importance énorme à la bande sonore, disait Michelangelo Antonioni* en 1960, et j’essaie toujours d’y apporter le plus grand soin. Je fais allusion aux sons naturels, aux bruitages plutôt qu’à la musique. La musique se fond rarement avec l’image, elle ne sert le plus souvent qu’à endormir le spectateur. Je suis plutôt opposé au « commentaire musical » dans sa forme actuelle. J’y sens quelque chose de vieux, de rance. L’idéal serait de constituer, avec des bruits, une formidable bande sonore, et d’appeler un chef d’orchestre à la diriger... » À ces bruits, des éléments musicaux d’origine vocale, instrumentale ou électronique, montés non plus par séquences entières, mais un à un, peuvent s’ajouter pour composer enfin un continuum sonore dont la structure est alors analogue à celle du film même. Dans cette voie, la seule qui soit satisfaisante pour l’esprit, la réussite la moins contestable est, à ce jour, le Territoire des autres (1970), de François Bel et Gérard Vienne, musique de Michel Fano. On peut espérer qu’en élargissant au domaine du son en général les pouvoirs actuellement restreints du musicien — celui-ci prenant le titre de « directeur du son » —, le cinéma donnera une solution originale et spécifique à un irritant problème.

A. H.