Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Monteverdi (Claudio) (suite)

Les derniers opéras de Monteverdi devaient bénéficier de tous les enrichissements du madrigal. Ils sont à bien des égards — et sans doute en serait-il de même, avec quelques nuances, de ceux qui ont disparu — très différents de L’Orfeo. À Florence, comme à Mantoue, à Rome et à Venise, l’opéra avait été longtemps un spectacle de cour. Après l’apparition des théâtres publics à Venise, les conditions d’exploitation deviennent tout autres. Les directeurs, ne comptant plus sur le mécénat, sont tenus de gérer leurs affaires, en veillant à l’équilibre de leurs finances, et de satisfaire les spectateurs, qui paient leurs places et en veulent pour leur argent. C’est en tenant compte de ces conditions imposées par les circonstances et le nouveau goût populaire que l’on peut juger de la souplesse et des facultés d’adaptation du génie de Monteverdi. Il Ritorno d’Ulisse in patria a été souvent l’objet de critiques injustes. La maîtrise du compositeur, malgré quelques faiblesses, qui tiennent peut-être d’une part au sujet même du livret et d’autre part à la rédaction rapide de la partition, n’en est pas moins en constante progression. Le livret en prose est déjà un peu différent du modèle offert par celui des opéras romains de F. Manelli, représentés dès l’ouverture du théâtre San Cassiano, en ce sens qu’il mêle le tragique au comique. Monteverdi tire parti des scènes réalistes et dessine, à côté des divinités conventionnelles et ennuyeuses qu’impose la légende homérique, des personnages épisodiques, qui sont de véritables êtres humains, avec beaucoup de vigueur et de verve. Le sentiment profond de Pénélope pour Ulysse s’oppose heureusement à la grâce frivole de la suivante Mélanthe, amoureuse d’Eurymaque, le serviteur. Ce contraste entre deux couples, entre l’émotion et le charme fait déjà penser à Mozart. Le pasteur Eumée chante des airs populaires. Quant au bouffon et cynique Iros, il commence son monologue par une longue plainte sur O, pitrerie digne de Rossini. Il faut aussi citer parmi les pages les plus dramatiques le récit d’Ulysse décrivant la tempête qui l’a jeté au rivage (acte I) et le grand air de Pénélope associant la nature entière à son bonheur (acte III). Le Retour d’Ulysse, il est vrai, souffre d’un manque d’unité. Il faut remarquer que le musicien est maintenant obligé de se plier aux nécessités de l’exploitation commerciale d’un théâtre. Il doit se contenter d’un orchestre réduit, où le clavecin, chargé de réaliser la basse continue, ne peut compter que sur l’appoint sonore de quelques théorbes ou basses de violes. Violons et violes concertent aussi parfois avec les voix et jouent les symphonies. Les chœurs, encore présents dans l’œuvre précédente, vont maintenant disparaître totalement, ce qui n’empêchera pas Monteverdi d’écrire à l’approche de la mort son chef-d’œuvre, L’Incoronazione di Poppea (le Couronnement de Poppée). En mettant en musique un livret inspiré de l’histoire, c’est-à-dire une action vécue aux multiples rebondissements, le compositeur, toujours sensible aux réactions de son entourage, sait qu’il plaira aux Vénitiens, amoureux, comme leurs peintres, de couleur et de vérité humaine. En une courte succession de tableaux, il pourra évoquer des scènes d’amour, de crime, d’orgie, de désespoir. Dans ce dessein, il délaisse le récitatif florentin, un peu languissant, et utilise de préférence le souple arioso, grâce auquel il relie airs et chansons, à tel point que l’œuvre n’apparaît plus comme une mosaïque de morceaux différents, mais donne l’illusion d’une parfaite unité. L’équilibre est d’autant plus harmonieux que, plus franchement que dans son opéra antérieur, le comique et le dramatique se côtoient, comme dans la vie. C’est ainsi qu’après la mort de Sénèque un jeune page flirte avec une demoiselle. Le Couronnement de Poppée réalise ainsi la parfaite synthèse d’un art dont les divers recueils antérieurs révélaient les multiples aspects, du madrigal dramatique concertant aux canzonette alertes et parfois un peu lestes. Monteverdi y met en valeur son inépuisable invention mélodique, sa force expressive, aussi efficace dans la tragédie que dans la comédie — et qui en fait l’égal de Shakespeare —, sa langue harmonique hardie et ses intermèdes orchestraux puissamment colorés. Il use de toutes les ressources de la voix, et souvent d’une manière prophétique. Il insère, comme dans le Retour d’Ulysse (scène où le héros massacre les prétendants), des sections parlando, qui doivent être interprétées recto tono et dans lesquelles, bien avant A. Schönberg, la hauteur du son est indiquée sans en préciser la durée. Il emprunte aussi à l’opéra romain — dont le caractère aristocratique et le style d’opéra-concert sont très éloignés de ses propres conceptions — la beauté mélodique de ses airs. Il contribue de la sorte au développement de la technique vocale et prépare involontairement, sans en prévoir les conséquences, l’avènement du futur style de bel canto. L’Incoronazione di Poppea, le premier grand drame lyrique moderne, n’en reste pas moins vivant. Il contient en puissance un certain nombre de procédés de composition et de déclamation qui révèlent un sens inné du théâtre et dont, plus tard, se réclameront les grands musiciens modernes cités plus haut, tous émerveillés par l’intelligence dramatique, la jeunesse d’esprit autant que de cœur et l’humanité de son auteur.

La musique religieuse représente une partie importante de l’œuvre de Monteverdi. Elle se distingue par une déconcertante et persistante opposition de style. Si l’on excepte les Sacrae Cantiunculae, courtes pièces à 3 voix composées à Crémone selon les lois de la polyphonie traditionnelle, les œuvres d’inspiration religieuse, plus spécialement destinées aux offices du soir, font résolument appel à la « seconde pratique », tandis que toute la musique liturgique est écrite en style sévère. Parmi les messes, celle de 1610, celle de la Selva morale et celle de l’édition posthume (1650), denses et riches, usent du strict style d’imitation. Des témoignages contemporains font état d’autres messes qui auraient été composées dans le style de la cantate, mais dont les manuscrits n’ont pas été retrouvés. Toujours est-il que Monteverdi use du style monodique dès 1610 et traite un certain nombre de textes sacrés comme des textes profanes. Il introduit dans ses motets à 1 voix, ses duos et ses trios avec basse continue le style récitatif. Dans les Vêpres de la Vierge il se sert du cantus firmus liturgique, des chœurs madrigalesques, mais aussi des solos et de la musique concertante. Certains chants sont très ornés et étaient sans doute destinés à des virtuoses. La Sonata sopra Sancta Maria (1610), composée pour 1 voix et 8 instruments (violes, cornets et trombones), donne une idée de l’éclat que le musicien pouvait imprimer à certaines de ses œuvres spirituelles et de l’action qu’il put avoir dans le développement du style « baroque » à l’église Saint-Marc. Une telle conception de l’art religieux ne peut nous étonner. Elle est proche de celle du Bernin. Pour clamer son amour à Dieu ou à la Vierge, Monteverdi, comme sainte Thérèse d’Ávila, s’exprime dans la langue mystique, sensuelle et passionnée de son temps.