Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Monteverdi (Claudio) (suite)

L’œuvre

L’œuvre de Monteverdi est à l’origine de toute la musique moderne. Essentiellement vocale, riche, complexe et multiforme, elle révèle au cours de sa constante évolution une originalité puissante, une imagination passionnée et une sensibilité toujours prête à accueillir toutes les innovations du langage sonore pour traduire ses sentiments intimes, ses émotions, son amour de la vie. Quand Monteverdi commence à composer, l’écriture musicale est en pleine transformation. L’ancien style polyphonique s’épanouit encore dans le madrigal, mais une nouvelle conception de l’art vocal s’élabore : la monodie accompagnée. Des poètes humanistes, des chanteurs, des compositeurs, imbus des idées du néo-platonisme, se posent alors le problème de l’union de la poésie et de la musique, et trouvent auprès des cours princières et des nombreuses et actives académies un encouragement et les moyens de faire entendre leurs œuvres. Trop jeune pour apporter d’emblée sa contribution à un mouvement qui ne cesse de croître, Monteverdi donne d’abord à la polyphonie traditionnelle son suprême éclat, avant d’introduire dans le madrigal les innovations techniques qui lui permettront de pallier son épuisement et d’en renouveler, en le transformant, l’expression. Ses livres de madrigaux suffiraient — s’il n’y avait ses opéras et ses grandes œuvres religieuses concertantes — à montrer combien sa sensibilité, toujours en éveil, sut, peu à peu, capter les intentions de ses aînés et en tirer la quintessence. Dans ses premiers recueils, Monteverdi affirme tout de suite une parfaite connaissance de son métier et son infaillible sens poétique. Il sait choisir des textes évocateurs ou puissamment dramatiques et met au service de son art (comme le fera plus tard J.-S. Bach) tous les procédés originaux des grands maîtres du passé. Il a de plus une façon neuve de sentir la musique et de traduire le sens des mots ainsi que les impressions vives qu’il éprouve avec la fougue et le lyrisme d’un vrai tempérament romantique. Le célèbre madrigal Ecco mormorar l’onde (livre II) peint l’éveil de la nature avec une palette impressionniste. Dès le livre V, Monteverdi n’hésite plus à choisir la « seconde pratique ». En dépit des critiques de techniciens comme le chanoine Giovanni Maria Artusi (v. 1545-1613), qui, dans un pamphlet dirigé contre lui, n’y voit que les « imperfections de la musique moderne », il désigne dans sa Préface les moyens techniques qu’il a maintenant à sa disposition : la basse chiffrée (réalisée par un instrument harmonique, luth, orgue ou clavecin), le chromatisme, les dissonances, le « stile recitativo » (récitatif), le jeu accru des parties (de 5 il passe à 6, puis à 9) et le dialogue des voix. Afin d’éviter l’académisme stérile, qui frappe inexorablement toute forme affaiblie par un long usage, il insuffle au madrigal un sang jeune et frais en mariant dans un harmonieux équilibre les voix et les instruments. Et quand le duc de Mantoue, conquis par le nouveau spectacle lyrique des Florentins, l’exhorte à s’y essayer, il ne peut que suivre la voie où il vient de s’engager dans ses derniers madrigaux. C’est alors qu’il compose, sur un livret d’Alessandro Striggio, L’Orfeo, favola in musica (Orphée, légende musicale). Dans ce drame vivant et passionné, touchant par sa vérité humaine, il utilise le récitatif en s’appliquant à suivre la déclamation naturelle et en évitant, par la variété des effets mélodiques, harmoniques et rythmiques, la monotonie. Il enrichit les modèles primitifs en s’inspirant aussi de la « musique mesurée » des Français. Alors qu’avant lui le drame se situait sur un même plan, il profite des contrastes qu’a su ménager Striggio dans son livret pour graduer ses nuances et caractériser par la couleur orchestrale ses personnages, aussi bien dans les récitatifs, les airs strophiques, les ritournelles et les symphonies que dans les dialogues, les chœurs de bergers, de nymphes, de bacchantes ou de dryades et les ballets chantés et dansés. De remarquables épisodes dramatiques sont destinés à des solistes, comme le célèbre récit de la Messagère (acte II), venue annoncer la mort d’Eurydice, et l’air d’Orphée (acte III), qui cherche à émouvoir les divinités infernales. L’Arianna, que le musicien présente l’année suivante à Mantoue, obéit sans doute aux mêmes principes que L’Orfeo. L’on ne peut que regretter la perte de cette partition si l’on en juge par la seule page qui subsiste, l’admirable lamento d’Ariane « Lasciate mi morire », où la douleur s’exhale avec une noblesse digne de l’antique.

Après L’Arianna, l’œuvre profane de Monteverdi, à l’exception des derniers opéras vénitiens, n’est connue que par divers recueils qui lui sont postérieurs et qui, parfois, contiennent, sans respect de la chronologie, quelques rares pages dramatiques composées entre 1608 et 1638 et ainsi sauvées de l’oubli. Le musicien imprime maintenant au madrigal une telle orientation qu’il perd ses principaux caractères et se rapproche de la cantate. Le livre VI de madrigaux (1614) contient des dialogues à plusieurs voix (A Dio Florida bella ; Presso un fiume tranquillo) avec enchaînement de soli, de duos et parfois d’ensembles. Ce sont de véritables tableaux dramatiques que l’on pourrait — de même que le lamento d’Ariane, transcrit ici pour 5 voix — prendre pour des extraits d’opéras. Dans le livre VII (1619), il y a un répertoire encore plus divers : des canzonette à 2 et à 3 voix, brillantes, ornées, rapides, que le public commence à apprécier, suffiraient à prouver que le musicien s’essaie à tous les genres ; à côté figurent des airs accompagnés, une pièce fameuse, Se i languidi miei sguardi pour voix seule et basse continue, connue plutôt par son sous-titre de Lettre amoureuse comme le parfait exemple de style récitatif, et enfin un ballet pastoral composé pour la cour de Mantoue, Tirsi e Clori (1615), dans lequel l’instrumentation est originale, les deux personnages étant représentés, l’un par un clavecin, l’autre par une harpe. Le livre VIII (1638) confirme les tendances précédentes : du madrigal seul subsiste le nom. Il réunit des pièces de 1 à 5 voix avec basse continue, d’autres à 5, à 6 et à 8 voix accompagnées par les violes, deux airs construits (sans en épouser la rythmique flottante) sur le modèle des airs de cour français et enfin les éléments de deux spectacles : Il Ballo delle ingrate, conçu en 1608 sur le plan du ballet de cour français, mais coupé de récitatifs, et Il Combattimento di Tancredi e Clorinda, sorte de cantate qui, par sa forme et son emploi de l’orchestre, éclaire l’art de Monteverdi d’un jour nouveau et inattendu. Inspirée du chant XII de la Jérusalem délivrée du Tasse, le poète préféré de Monteverdi, cette dernière œuvre comprend trois personnages : les deux protagonistes et un récitant (testo) — on le retrouvera plus tard dans les grands oratorios classiques —, qui déclame recto tono l’aventure narrée par le poète, tandis que Tancrède et Clorinde miment l’action et ne prennent la parole qu’à leur tour. L’orchestre, composé exclusivement d’instruments à cordes (violes et clavecin), y joue pour la première fois un rôle parfaitement autonome. En effet, s’il soutient les voix, il évoque aussi le décor et prolonge l’action en soulignant par des traits pittoresques ou descriptifs les sentiments qui animent les personnages. Dans cette courte scène dramatique unique en son genre, Monteverdi, afin d’exprimer l’ardeur et la vivacité du combat, use pour la première fois du style concitato (animé), dont l’effet, obtenu par la répétition rapide d’une même note, est connu de nos jours sous le nom de tremolo. Ce procédé expressif, annonciateur d’une attente angoissée — d’un suspense, comme on dirait aujourd’hui —, sera repris plus tard par Gluck, Wagner et Debussy.