Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

Le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire, pièces identiques et contraires

Entre le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet créée à Chambord à l’automne 1670 pour le divertissement du roi, et le Malade imaginaire, comédie mêlée de musique et de danse, que Molière ne joua qu’une seule et ultime semaine, au Palais-Royal, durant l’hiver 1673, il existe de nombreux points communs, à commencer par leur genre : deux « comédies-ballets » en prose farcies de vers. Le sujet des deux pièces est similaire : ce sont deux comédies bourgeoises, familiales, dont l’intrigue repose sur la réalisation du projet de mariage de la jeune fille de la maison. Ce sujet prosaïque est relevé par la dimension esthétique des intermèdes musicaux. Jouées l’une comme l’autre à la mauvaise saison, ces pièces sont toutes les deux des comédies d’intérieur et des comédies parisiennes ; le milieu social représenté est identique. Comme les titres l’indiquent, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire sont deux comédies « à maniaque central », et ces monomanies respectives sont destructrices. Or, le problème que pose le mariage de la fille est précisément dans les deux cas lié à la folie du père, puisque le prétendant est, ici comme là, imposé par le père et rejeté par la fille, qui en aime un autre, dont le père ne veut pas comme gendre, justement en vertu de la non-concordance de ce dernier avec ses propres hantises. Communes par le genre, le contexte, le sujet et l’intrigue, les deux pièces sont également communes par leur dénouement : une mascarade habile permet de conclure un mariage heureux en faisant passer le rêve du père au stade de feinte réalité. Mais l’esthétique des deux pièces est quelque peu différente. Le Bourgeois gentilhomme est avant tout un divertissement, une commande royale expresse jouée devant la Cour — ce qui confère une importance particulière aux éléments spectaculaires, décors, costumes, jeux de scène, etc. —, alors que le Malade imaginaire est d’abord une comédie, voire un drame bourgeois ; préparée pour le roi et également destinée à être représentée devant la Cour, cette pièce fut cependant refusée et jouée en ville. À ces différences quant aux principes de base s’ajoutent celles qui concernent l’évolution même de Molière : entre les deux pièces, une crise grave s’est produite dans sa vie. Molière, en effet, est usé par le métier, la maladie, les déceptions sentimentales. Pour couronner le tout, un an jour pour jour avant sa propre mort, il perd, en la personne de Madeleine Béjart, une amie de toujours, celle qui fut le témoin de ses débuts à l’Illustre-Théâtre et la compagne de ses longues pérégrinations en province. Aussi, la tonalité même du Malade imaginaire se ressent-elle de cette situation : on est loin de la fantaisie débridée du Bourgeois gentilhomme. Les distinctions que l’on peut établir entre les deux pièces ne tiennent pas seulement à ces raisons de circonstances : d’autres, et non moins importantes, ont pesé sur l’esthétique des deux pièces, à commencer la rupture avec Lully et la perte de la faveur royale. Lully, en effet, avait obtenu du roi le privilège exclusif de l’Opéra, auquel Molière devait être associé, et il va, dès lors, imposer de très sévères restrictions à l’emploi, par tout autre théâtre, de chanteurs et de musiciens. Le 15 novembre 1672, il inaugure l’Académie royale de musique avec les Fêtes de l’Amour et de Bacchus. Ainsi, n’eût été la mort de Molière, la carrière de la comédie-ballet telle que l’entendait Molière se trouve définitivement compromise. Bien que la faveur du roi réserve à Lully l’exclusivité des spectacles musicaux, le Malade imaginaire, représenté au Palais-Royal, est un succès. Mais, quand le roi voit la pièce, le 19 juillet 1674, à Versailles, Molière est mort depuis plus d’un an. Sans ces difficultés, le Malade imaginaire eût sans doute été dénommé, tout comme le Bourgeois gentilhomme, « comédie-ballet ». Mais la divergence la plus profonde entre ces pièces réside dans la conception même des divertissements. Le Bourgeois gentilhomme est construit à la manière d’un opéra-ballet, c’est-à-dire qu’il s’agit en fait de trois actes encadrés par des intermèdes musicaux, qui entretiennent un lien étroit avec l’action de la pièce. Dans le Malade imaginaire, en revanche, les divertissements se posent en contrepoint, sans relation directe avec l’action : ils entretiennent avec la pièce des relations d’ordre esthétique, corrigent ou compensent le caractère tantôt sombre, tantôt trivial de l’action mise en scène. C’est qu’aussi la construction des deux pièces est différente, parce que les procédures de l’effet dramatique y sont diversifiées. Avant d’aborder l’étude de celles-ci pour elles-mêmes, il faut tirer la leçon de ce premier regard sur l’œuvre de Molière, où le grand dramaturge paraît inscrit dans son temps et fort d’une conception théâtrale qu’on ne peut que gauchir en privilégiant telle ou telle de ses manifestations. Ainsi, parler de la mise en scène en dehors de ses moyens de réalisation, de ce qui permet de diffuser le théâtre par le biais de l’« interprétation » propre qu’en peuvent donner un metteur en scène et son équipe, ce serait continuer de maintenir l’illusion que l’œuvre peut exister en elle-même et, d’une certaine manière, occulter le travail producteur inséparable de ces moyens de diffusion. C’est pour cette raison qu’il est important de faire la part, dans l’œuvre de Molière, de ce qui revient à la comédie-ballet. Rien ne serait plus vain, cependant, de couper cette partie de son œuvre du reste des pièces dont il enrichit le répertoire français. Aussi est-ce fort des acquis que leur étude a permis que l’on peut, à travers les comédies proprement dites, élargir le champ de la problématique : Molière n’a été homme de tous les temps qu’en étant homme de son temps. Il voulut plaire à tous les publics et, depuis, il est resté comme un des grands maîtres du rire.