Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

L’évolution de la comédie-ballet

Tout au long de ces dix années, Molière s’est efforcé de laisser à la comédie une place prééminente par rapport à l’accompagnement sonore et chorégraphique, alors que la même décennie voyait les efforts de Pierre Perrin pour introduire en France l’opéra à la manière des Italiens. En fonction de ce principe, Molière a essayé de nombreuses variantes, du contrepoint total à l’intégration directe de la musique, des chants et des danses à l’action. Ainsi, chaque pièce conserve un cachet particulier : le Mariage forcé (1664) marque les débuts de la collaboration Molière-Lully*, qui durera huit ans ; cette pièce, qui inaugure aussi les commandes royales faites à Molière, se signale par la rupture qu’elle consomme avec les conventions fades du genre officiel (pesants emprunts à la mythologie) et par le retour à la tradition populaire des bateleurs du Pont-Neuf. La Princesse d’Élide (1664) fut créée pour les plaisirs de l’Île enchantée, c’est-à-dire pour les fêtes que le roi donna à Versailles, dans les jardins du château, dans le dessein d’éclipser celles de Vaux ; elle renoue avec l’étroite imbrication, abandonnée dans le Mariage forcé, entre la comédie et les intermèdes par la présence du bouffon, personnage essentiel à l’intrigue et dont le rôle était tenu par Molière lui-même. À suivre maintenant le déroulement chronologique, de cette féconde année 1664 à la fin de la carrière du grand dramaturge, on perdrait le sens des rapports qui existent entre les pièces, qui se répondent les unes aux autres comme pour signaler les étapes principales de l’évolution du genre. À la Princesse d’Élide font pendant, en effet, les Amants magnifiques (1670). Les deux pièces sont des comédies-ballets de style noble, à caractère magnifique et au ton poétique et sentimental ; mais l’ambition esthétique est d’une modernité plus affirmée dans les Amants magnifiques : le décor change constamment, et l’importance des machines indique la prétention au « spectacle total » ; surtout, à une pièce étouffée sous les frondaisons se substitue une représentation ouverte, « solaire », entièrement axée sur le roi et les splendeurs de la Cour. L’Amour médecin (1665) et le Sicilien ou l’Amour peintre (1667) sont encore deux pièces comparables. Le thème y est semblable, véritable épure de la comédie : un amoureux use d’un subterfuge, le déguisement, pour parvenir à une belle, gardée par un vieux barbon. Les deux pièces sont des mascarades, des fantaisies poétiques où les divertissements, qui servent d’introduction pour aérer et alléger l’atmosphère, ont leur unité propre : à propos de ces « fragments de comédie chantés et accompagnés par les musiciens », on serait presque tenté de parler de « théâtre dans le théâtre ». Le Sicilien ou l’Amour peintre présente d’ailleurs cette particularité d’être pour ainsi dire « né du théâtre » : en 1666, Molière s’est essayé à une comédie pastorale héroïque en vers, Mélicerte, mais il laissa l’œuvre inachevée et la remplaça dès l’année suivante par la Pastorale comique, dont il ne nous reste que les couplets insérés au livret du ballet des Muses ; c’est ce même ballet que Molière enrichit, à partir de la mi-février 1667, d’une quatorzième entrée, le Sicilien ou l’Amour peintre. Si le destin de cette pièce fut de se rendre avec bonheur indépendant de son contexte d’origine, celui de George Dandin ou le Mari confondu (1668) fut de connaître une mésaventure identique et contraire : le contraste entre les divertissements, fondés sur le mythe du vin et de l’amour léger, et l’amère tonalité finale — « Lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre c’est de s’aller jeter dans l’eau, la tête la première » (III, viii) — y est tel, en effet, que si l’on supprime le ballet ultime, où Dandin se voit confondu parmi les danseurs, la pièce s’achève alors sur une annonce de suicide. Ainsi, mutilée de son contexte, la pièce, loin d’acquérir l’autonomie d’une comédie, sombre plutôt dans le tragique d’une postface au Misanthrope. À George Dandin fait pendant, l’année suivante, Monsieur de Pourceaugnac (1669), qui reprend le thème de la tromperie. Dans les deux pièces, les ballets ont un lien tout aussi lâche avec l’intrigue et témoignent de la même façon du goût aristocratique. Ils ont strictement la même place dans les deux pièces : en prologue, à la fin de chaque acte et à la fin de la pièce. Mais, avec Monsieur de Pourceaugnac, l’intention de Molière s’est élargie et allégée, passant en même temps de l’individu au type social et de la noirceur au sourire : il s’agit de faire rire la Cour avec les prétentions à la noblesse d’un bourgeois de province. Par là, le personnage de Pourceaugnac est déjà un « bourgeois gentilhomme ». La pièce préfigure aussi le Malade imaginaire, puisqu’elle s’ouvre sur les intempestives apparitions successives des deux médecins et de l’apothicaire. Bien que le trajet de la comédie-ballet comme genre spécifiquement moliéresque culmine vers ces deux dernières grandes pièces que sont le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire, il convient de ne pas oublier dans quelles conditions a pris fin l’ère de la comédie-ballet : au début de l’année 1671, Molière donne Psyché, une tragédie-ballet écrite en collaboration avec Corneille et Philippe Quinault ; à la fin de la même année, la Comtesse d’Escarbagnas est d’une facture exclusivement moliéresque ; c’est qu’entre les deux pièces est survenue la brouille avec Lully, qui accaparera désormais les faveurs royales. Dès les Fâcheux, Molière, dans sa dédicace au roi, se définissait pourtant de la façon la plus claire : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois ; mais pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas inutile à la France que de contribuer quelque chose au divertissement de son roi. » Évincé, Molière aura été plus qu’un amuseur royal : un royal amuseur.