Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) (suite)

La formulation du comique

« Et l’on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies [...]. » Plaire, pour Molière, c’est non seulement fournir la Cour en divertissements élégants, mais aussi, plus généralement, « faire rire les honnêtes gens ». Nous touchons là à la partie de son œuvre qui a été le plus souvent retenue, mais trop fréquemment peut-être dissociée selon la tonalité rose ou noire, pour reprendre une expression chère à Anouilh, des pièces qui la constituent. Or, cette réflexion de Molière — que nous venons de citer — dans sa préface du Tartuffe, située à un moment clé de l’œuvre, puisqu’elle répond aux cabales et aux diffamations qui déclenchèrent la « querelle du Tartuffe », présente l’avantage de poser le statut de la comédie par rapport au théâtre et réciproquement, interdisant du même coup toute distribution des pièces selon la part qu’y ont le rire et la réflexion : le Tartuffe n’est, à proprement parler, ni une pièce rose, ni une pièce noire, comme on le verra. Tout au contraire, il y a unité profonde de l’investissement différencié que Molière fait du comique, tout comme il y a dans la comédie-ballet projet d’unifier en une combinaison heureuse les différentes formes de spectacle. Non que le rire que suscite Molière soit tour à tour plus ou moins gros, franc ou grinçant ; c’est le degré d’amplitude du comique qui varie, non le rire qui naît de sa représentation comme effet dramatique. Le comique est partout dans Molière, mais il n’est pas partout le même, ni n’a partout la même fonction. Si les frontières qui le séparent d’autres effets dramatiques sont floues — et Molière a joué de cette équivocité pour toucher à toutes les gammes —, cependant son sens ne souffre pas d’ambiguïté : pour Molière, faire reconnaître la comédie, c’est combattre pour le théâtre, et combattre pour le théâtre, c’est approfondir la définition de la comédie. Sur ce point, le plaidoyer de Dorante dans la scène VI de la Critique de « l’École des femmes » et la préface du Tartuffe se rejoignent : « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. » Toucher à la nature du comique chez Molière, c’est toucher à la nature même de son théâtre. L’analyse de l’insertion de ce théâtre dans un champ culturel précis a montré qu’il devait prendre en compte une nouvelle manière de penser le mode de la représentation — l’intégration, par exemple, du ballet à la comédie —, c’est-à-dire une nouvelle manière de penser la comédie par rapport aux règles de la vraisemblance (le naturel), de la bienséance (les normes) et de l’agrément (le plaisir). L’idéal classique, qui s’est ainsi peu à peu construit comme un produit spécifique de ce contexte idéologique, manifeste conjointement le refus des ambivalences baroques et un projet de compréhension du contenu de la pièce par le spectateur comme vérité, c’est-à-dire comme adéquation avec ce que lui-même peut envisager de l’homme en fonction des représentations culturelles qui sont les siennes. Dans la préface du Tartuffe, Molière soutient que le personnage de l’hypocrite « ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance... [qu’]il ne dit pas un mot, ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien [qu’]il lui oppose ». C’est cette unité de signification du comique qui a pu faire dire à J. Guicharnaud que « la plupart des comédies de Molière se jouent sur des attentes précises, des attentes comblées », bien plus que sur des surprises.


La formation du comique : les procédures de l’effet dramatique

La constitution de la comédie et du comique, l’autonomie du comique de comédie par rapport à celui de la farce ne sont pas le fait d’un passage brutal, d’un avant et d’un après décisifs.

En juillet 1659, les Comédiens-Italiens quittent le Petit-Bourbon ; la troupe de Molière en dispose alors pleinement, c’est-à-dire qu’elle peut jouer les jours « ordinaires » et non plus seulement les jours « extraordinaires ». C’est sans doute à cette plus grande facilité de représentation qu’est dû le premier véritable succès de Molière, avec, en novembre de la même année, les Précieuses ridicules, satire où Molière brocarde allègrement les snobs de l’époque et qui n’aurait que la portée d’une pièce de circonstance si, par-delà la structure de farce qu’elle garde encore, ne s’y faisait jour une certaine modernité, par quoi la comédie permet de loger certaines positions éthiques à travers la peinture sociale, direction qui connaîtra dans la suite un grand retentissement. Plus intéressante peut-être est la comparaison de l’Étourdi ou des Contretemps (1655) avec Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660) et avec l’École des maris (1661). L’Étourdi est la première comédie en vers de Molière. La construction de la pièce est entièrement centrée sur Mascarille, roi des fourbes, clé du rythme de la pièce, dont il est à la fois le chef de ballet et le chef de troupe, à la limite l’auteur comique. Ce renversement des rôles, cette substitution du valet à son maître, de l’esprit fertile en intrigues à l’étourdi, annonce Marivaux* et en même temps en demeure au plus loin, car la non-reconnaissance de l’état de choses initial confère à la pièce une structure indéfiniment ouverte qui se ressent encore des influences baroques et du style de la farce. La pièce, en effet, se présente comme la répétition d’un même thème, l’étourderie de Lélie, mais les variations sur ce thème n’amènent jamais à mettre fin au cycle : les situations changent, mais l’enjeu, réparer les étourderies de Lélie, reste le même, sans progression dramatique aucune. Le personnage du fourbe sera repris dans les Fourberies de Scapin (1671), mais, entre-temps, le comique de répétition aura considérablement évolué. Molière, qui tenait le rôle de Mascarille, s’était jusqu’alors complu à jouer les faux élégants et les beaux parleurs. Avec Sganarelle ou le Cocu imaginaire, il humanise et approfondit son personnage : Sganarelle est « le double fraternel et misérable de Mascarille » (A. Simon). Cette transformation du godelureau fanfaron en pauvre homme trompé et moqué par tous, et qui poursuit son rêve de noblesse et de grandeur, alors même qu’il est bafoué de tous côtés, achève du même coup la métamorphose de l’acteur-auteur en auteur-acteur. Ce double passage a été progressif : Molière, qui a été acteur avant d’être auteur, s’est toujours voulu comédien et, devenu auteur, a continué d’inventer ses personnages en les mettant en situation en fonction de l’équipe qu’il devait animer. En proclamant que « les pièces sont faites pour être jouées », il reconnaissait le caractère inséparable de l’écriture, de l’animation et du jeu dans l’acte de création théâtrale. C’est ce qui a pu faire dire à Ch. Mauron qu’il était « un technicien jouant du rire sur l’instrument théâtral ». Si l’espace scénique et la pratique du théâtre ont été les deux faces complémentaires de la préoccupation essentielle de Molière, ces moyens d’homme de théâtre, il les met cependant bientôt au service d’une forme engagée de théâtre. Après l’échec (1661) de Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, qui marque les débuts de sa troupe au Palais-Royal, il s’essaie en trois actes à une « pièce à thèse », l’École des maris (1661). Cette pièce assigne à la comédie à la fois sa position éthique et sa position théâtrale, en liant intimement les deux aspects : l’éducation amoureuse, son déroulement et son résultat ne peuvent s’isoler du trajet expérimental qui est la progression même de la pièce. Ramenée à une antithèse presque parfaite entre Sganarelle le jaloux, préfiguration d’Arnolphe, et Ariste le libertaire, à propos du mariage, la variation sur un thème unique aboutit ici à la réussite d’Ariste et à l’échec de Sganarelle. À la différence de l’Étourdi, l’École des maris présente donc la progression comme étant de l’ordre du fini. Cette composition de la comédie comme structure non répétitive instaure un comique d’excès, Sganarelle caractérisant l’être contre nature par excellence. Ce comique d’excès a été obtenu par un passage à la limite du comique de répétition ; l’opposition terme à terme de l’École des maris n’est autre que l’épure hypothétique du cycle des contraires qui s’engendrent l’un l’autre à l’infini dans l’Étourdi. Du même coup, la structure ouverte s’est transformée en structure fermée : la pièce n’est plus seulement un déroulement, elle a un début et une fin, elle manifeste la transposition esthétique d’un « problème » dans le cadre d’une progression dramatique. Ainsi, au fur et à mesure que la comédie se dégage de la farce, les personnages qu’elle compose s’individualisent progressivement en des « types » et non plus seulement en des « masques ». La comédie a alors pour charge d’exploiter les aberrations de chacun, constatation qui amène J. Guicharnaud à poser la question suivante : « La comédie imite la nature. Mais elle a pour but de représenter des personnages dénaturés [...]. Le châtiment est le rire ; mais on rit au nom de quoi ? »