Mingus (Charles) (suite)
Parallèlement à ses études et à son travail de contrebassiste, Mingus commence à s’intéresser à la composition. Dès 1954, en collaboration avec le compositeur et saxophoniste Teo Macero, il écrit ses premières œuvres « expérimentales ». Son orchestre s’appelle alors « Charlie Mingus and his Modernists ». Quatre ans avant les premières manifestations phonographiques des saxophonistes Omette Coleman et Eric Dolphy, il réussit à provoquer des sortes de crises d’improvisation collective, sans pour autant sacrifier une diversité mélodique et thématique qui allait faire de lui l’un des héritiers les plus originaux de Duke Ellington. En même temps qu’il transforme ses « Modernists » en un « Jazz Workshop » (atelier de jazz) et que de nouveaux musiciens apparaissent à ses côtés, les constantes de sa musique deviennent plus évidentes : prééminence de l’improvisation collective, héritée du jazz traditionnel, qu’il associe et adapte aux possibilités et complexités du jazz moderne ; mise en évidence du balancement rythmique et, surtout, oppositions de rythmes dans une même composition ; alternance de « chaos » collectifs et de réitérations lancinantes, cycliques, marquées par les dialogues (lamentations ou répétitions) qui, dans les églises noires des États-Unis, unissent les fidèles aux prédicateurs ; insertion d’éléments vocaux (cris, lamentations, grognements) empruntés aux transes religieuses et aux chanteurs de blues ; et aussi un humour grinçant, amer, mais parfois truculent, qui se manifeste au niveau des titres, dans le choix de certaines sonorités ou de bruits et par des citations musicales qui fonctionnent à la fois comme gags et points de repère. S’il se présente lui-même comme un « clown », Mingus est aussi le premier jazzman noir à exposer en sa musique, de façon explicite et souvent agressive, le problème racial américain. L’injustice sociale, l’exploitation, la ségrégation, la violence sont autant de thèmes qu’il choisit de mettre en scène et en musique. Ce souci de faire « parler » ainsi la musique préfigure les tendances du jazz « free » des années 60. Son hypersensibilité, son irascibilité quasi légendaire l’amèneront d’ailleurs à se couper des milieux professionnels, dont il ne cesse de critiquer le racisme et la parfaite collusion avec le système capitaliste. Au milieu des années 60, il disparaît de l’actualité du jazz, problèmes familiaux, procès et expropriations s’ajoutant aux difficultés habituelles des musiciens noirs aux États-Unis. En 1970 et 1972, il apparaît de nouveau dans les clubs et les festivals, avec de nouvelles compositions (écrites trente ans plus tôt mais jusqu’alors inédites !) et une autobiographie riche de toutes ses nostalgies, obsessions et frustrations. Contrebassiste virtuose, compositeur à chaque étape de son travail musical (« Quand un musicien de jazz prend son instrument, explique-t-il, quand un soliste commence d’improviser sur une composition donnée et crée une nouvelle mélodie, cet homme tient lieu de compositeur. »), chef d’orchestre, Mingus a joué aussi dans l’histoire du jazz moderne le rôle d’un extraordinaire découvreur-accoucheur de talents. Les saxophonistes Eric Dolphy, John Handy, Roland Kirk, Booker Ervin, Clifford Jordan, Charles McPherson, les trompettistes Woody Shaw, Ted Curson, Clark Terry, les pianistes Paul Bley, Bill Evans, Mal Waldron, Jackie Byard, le batteur Dannie Richmond, le trombone Jimmy Knepper : quelques-uns des musiciens que les amateurs de jazz ont « découverts » à ses côtés.
P. C.
C. Mingus, Beneath the Underdog (New York, 1 971 ; trad. fr. Moins qu’un chien, Laffont, 1973).