Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Melville (Herman) (suite)

Le capitaine Achab prend peu à peu sa stature. Retardée par un savant suspense, son apparition est celle d’un être surnaturel. Achab est à l’échelle de la baleine. Et de la même race qu’elle. Sa jambe artificielle est faite d’ivoire de baleine. Cette jambe, en se brisant au départ, l’a « grièvement blessé à l’aine ». L’amputation, qui est peut-être castration, expliquerait la furie de la chasse. Un à un, les éléments diaboliques de Achab se révèlent pour composer la silhouette d’un « chasseur maudit ». Du fond de la cale, où il les dissimulait, il fait sortir ses hommes, aux ordres d’un Noir parsi. Dans une atmosphère électrique, il prononce alors le pacte qui unit bateau, capitaine et équipage. Brisant son sextant, il fait du Pequod un bateau ivre. Les boussoles démagnétisées par l’orage deviennent folles : le nord devient le sud, et l’homme de barre voit se lever le Soleil à l’ouest. Inversion fondamentale des valeurs. Car Achab n’est pas plus le Diable que la baleine n’est Dieu. Achab est le symbole prométhéen de l’entreprise vouée à l’échec par les dieux, mais qui trouve sa dignité dans sa seule tentative. Il n’est peut-être que la conscience angoissée par le néant, qui parcourt le monde pour trouver.

Si Achab est la conscience, la baleine est l’être. Chargée de symboles, elle incarne le mystère cosmique. Le réalisme du livre, sa technicité même sont un effort de déchiffrement mystique, dans l’esprit de la philosophie transcendantale : « Gars, explique Achab à l’équipage, tous les objets visibles ne sont que des mannequins de carton qui cachent quelque chose d’inconnu [...]. Pour moi, cette baleine blanche est une muraille. Parfois, je crois qu’au-delà il n’y a rien. Mais tant pis. Ça me travaille, ça m’écrase. Je vois en elle une force outrageante. C’est cette chose impénétrable que je hais avant tout, et que la baleine soit l’agent, ou qu’elle soit l’essentiel, j’assouvirai cette haine sur elle. » Pour Ishmael, la baleine est le symbole d’un dieu immanent et bienveillant. Pour Achab, elle est le symbole du dieu inconnu, transcendant, celui du Livre de Job, celui sur qui on ne peut lever les yeux ni la main sans être détruit. Dans tout le roman, à la paix de l’immanence, dont Ishmael est le timide héros, s’opposent l’angoisse et le désir de la transcendance, dont Achab est finalement le héros et la victime. Les innombrables significations, faustienne, prométhéenne, hébraïque ou chrétienne de ce symbolisme révèlent l’ampleur de l’un des mythes les plus riches de l’histoire littéraire.

De tous les « signes » qui marquent Moby Dick, sa blancheur est le plus frappant. Edgar Poe l’avait déjà utilisé dans Gordon Pym. Le chapitre sur « la blancheur de la baleine » en cerne l’ambiguïté : « Cette blancheur est à la fois le symbole des choses spirituelles, le vrai voile du Dieu chrétien, et en même temps l’agent qui rend plus intense l’horreur des choses qui épouvantent l’homme. » Ce blanc insolite est couleur de mort, couleur de la réalité cachée derrière les apparentes couleurs des choses : « Si la lumière frappait directement la matière des choses, elle donnerait sa blancheur vide à tout, à la tulipe comme à la rose. » À toutes les interprétations du mythe s’ajoute celle-ci que Achab a besoin de sentir la colère du Dieu caché, de porter les stigmates pour croire. La perte même de sa jambe ne lui suffit pas. Il veut saisir Dieu, et meurt attaché au flanc de la Bête, entraîné vers quelles profondeurs ?

Mais que serait une baleine qu’Achab ne chasserait pas, que serait un Dieu que l’homme ne chercherait pas ? Revanche de l’homme sur le divin et du chasseur sur la baleine, c’est Achab qui est le héros du livre. Le lecteur est malgré lui du côté de ce Prométhée obsédé. Même quand, en proie à l’« ubris », il sacrifie ses hommes. Solitaire, Achab monologue : « Cette tendre lumière ne m’éclaire plus. Tout ce qui enchante n’est qu’angoisse, puisque la joie m’est interdite. » Il ne fait plus partie des hommes. Le seul être humain de cette odyssée, mais non pas son héros, est le narrateur. Seul Ishmael est sauvé du naufrage, symboliquement accroché au cercueil de son seul ami. Cette fin rapide est escamotée. Une fois Achab disparu avec sa baleine, il ne reste rien. Malgré lui, Melville est du parti d’Achab, comme Milton du parti de Satan. Hawthorne avait bien compris la frénétique ambiguïté de cette quête, qui écrit de Melville qu’« il ne peut ni croire ni se satisfaire de son incroyance ».

Melville survivra de quarante ans au capitaine Achab. Mais l’échec du livre l’a abattu à jamais. En 1852, il publie Pierre ou les Ambiguïtés (Pierre, or the Ambiguities), où pour la première fois il abandonne l’inspiration maritime. Écrit en quelques semaines, dans un état d’excitation morbide, Pierre est un mélodrame romantique dont l’inspiration et le schéma rappellent Mardi. Aristocrate romantique, Pierre vit entre sa mère et sa fiancée, dans un idéalisme rêveur, quand surgit dans sa vie une jeune fille brune qui se prétend la fille naturelle de son père. Comme Hamlet, comme Achab, Pierre part en quête de la vérité : « À toutes les idoles j’arracherai leurs voiles ; désormais je veux voir ce qui se cache, et vivre à fond ma vie cachée. » Pris dans les ambiguïtés des relations humaines, coincé entre sa fiancée et sa demi-sœur, entre sa mère et le péché de son père, il fait passer sa demi-sœur pour sa femme, rachetant ainsi la faute du père. Pierre s’est empétré dans un conflit dont il ne peut sortir que par le meurtre. Un sujet aussi scabreux, dans une langue aussi enflée, ne pouvait qu’horrifier les contemporains de Melville. L’échec fut total.

À trente-trois ans, Melville est fini, consumé comme Rimbaud. Il renonce insensiblement à écrire. En 1855, il publie une œuvre alimentaire, Israel Potter, His Fifty Years of Exile. Cette histoire authentique d’un homme injustement exilé hors d’Amérique résonne d’une hostilité évidente contre l’Amérique. En 1856, il réunit en un recueil quelques nouvelles, The Piazza Tales. La plus connue, « Benito Cereno », est un récit maritime qui soulève une fois de plus le problème du Mal. Benito Cereno, qui semble un capitaine pervers, est en fait la proie du sinistre esclave noir Babo, qui a mutiné l’équipage contre lui. Ce problème obsédant des apparences est encore en 1857 le sujet de The Confidence Man (le Grand Escroc). L’action se déroule sur un bateau, au fil du Mississippi. Tour à tour sourd-muet, estropié, guérisseur, l’escroc dupe les voyageurs. Pourtant, ce « confidence man » est l’« homme de confiance ». Qu’il fasse la théorie de la croyance révèle l’étendue du désespoir spirituel de Melville à cette date.