Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Melville (Herman) (suite)

Le 26 décembre 1840, la grande aventure dont sortira Moby Dick commence. Melville s’embarque à New Bedford sur un baleinier trois-mâts, l’Acushnet, commandé par Valentin Pease, pour une campagne de chasse de la baleine qui doit durer quatre ans. Un an et demi plus tard, à Nuku-Hiva, île du Pacifique, Melville déserte avec un ami. Mais la jungle est peuplée de deux tribus, les Hoppars, assez civilisés, et les Taipis, qui sont cannibales. À chaque pas, le dilemme hante les déserteurs : Taipis ou Hoppars ? Ambiguïté du bien et du mal, qui obsédera toute l’œuvre. Ce sont les cannibales qui le prennent et l’engraissent. Mais les hommes sont amicaux, et les femmes nues. À part l’incertitude d’être mangé, Melville coule d’assez beaux jours chez les cannibales. Le péché n’existant pas pour eux, ces sauvages ont une grâce, une beauté plus grandes. L’expérience constitue pour Melville une philosophie assez rousseauiste du « bon sauvage », qui marquera son premier livre, Typee : A Peep at Polynesian Life (1846). Il quitte les Taipis au bout d’un mois, s’engage sur le Lucy Ann, qu’il déserte un mois plus tard, à Tahiti. Rejoignant Papeete, il s’embarque sur un baleinier, le Charles and Henry, qu’il déserte à Hawaii pour s’engager sur la frégate United States. Là, il connaît les brimades, le fouet. Plus tard, la Vareuse blanche (White-Jacket, 1850) et Billy Budd s’inspireront de cet épisode militaire.

En octobre 1844, quatre ans après son départ, Melville débarque à Boston et commence à raconter ses aventures. Taïpi (Typee), l’histoire des cannibales, et Omoo, celle de Tahiti, paraissent en 1846 et 1847. La carrière de marin est achevée. Celle d’écrivain commence. Les deux livres connaissent un gros succès de curiosité et de scandale. Melville, lui, la tête tournée par le succès, découvre la littérature. Il lit Shakespeare, Emerson, Carlyle, Marlowe. Dans le climat d’intense crise intellectuelle marquée par le transcendantalisme, il brasse, en autodidacte, les problèmes du temps et de l’espace, de la matière et de l’esprit, de Dieu, de l’innocence. Tout cela fait, en 1849, Mardi, un roman maritime d’aventures, mais où l’allégorie prend le pas sur la réalité. « Mardi », archipel imaginaire, est le monde en crise intellectuelle de 1848. Pour sauver une jeune fille, Yillah, le narrateur s’embarque pour l’archipel. Mais la quête de la femme devient quête de pureté, d’harmonie et de sérénité. Brassant doutes et espoirs, le livre s’achève sur l’énigme d’un monde infini : « La chasse continuait sur un océan sans fin. » C’est la prémonition de Moby Dick.

Mais le public reçoit ce gros volume de plus de six cents pages avec consternation. Au lieu des cannibales et des vahinés nues, on a une dissertation. Le public boude ; la presse s’indigne. Melville est blessé : on l’accepte comme matelot, pas comme écrivain. Déprimé, il s’embarque pour Londres, et note dans son journal : « Une bourse creuse fait sombrer le poète, témoin Mardi. Mais nous qui écrivons et imprimons, nos livres sont prédestinés. Pour moi, j’écrirai les choses que le Grand Éditeur de l’humanité a prescrites. » Au début de 1850, il copie un passage de Job sur le Léviathan, et lit la Lettre écarlate de Hawthorne, dont il fait une critique enthousiaste. Il admire « les suintements et la décrépitude de l’inscrutable malveillance de l’univers ». Une amitié unit vite les deux écrivains. Dans un climat d’effervescence, Melville écrit Moby Dick en un an, « pour ne pas passer à la postérité comme l’homme qui a vécu chez les cannibales ».

En 1849, il a publié Redburn, récit de son premier voyage, et en 1850 la Vareuse blanche, œuvres alimentaires où l’on devine déjà l’inquiétude, la solitude et la symbolique de Moby Dick. Mais Moby Dick est d’une autre ampleur.

Moby Dick (1851) est une odyssée, qui se nourrit d’abord de réalisme. Le baleinier, les harpons, les provisions de bord, les techniques de chasse, tout est minutieusement décrit. Mais il y a de la démesure dans ce réalisme. Démesure du temps et de l’espace, d’un voyage de plus de trois ans, sur les océans du globe : parti pour le cap Horn, le Pequod passe finalement le cap de Bonne-Espérance, avec ses 20 000 livres de farine, ses 10 000 barils de bœuf. Enfin, le gibier lui-même, la baleine, le plus grand animal du monde, achève de donner au réalisme de la chasse sa dimension épique. Melville détaille toutes les espèces de cétacés, leurs mœurs ; il les dissèque. Le roman tourne à l’encyclopédie. Après l’histoire et l’anatomie de la baleine, c’est sa poésie, son mythe enfin. Melville cite tout ce qu’elle a inspiré et ouvre son livre par huit pages de citations, de Rabelais à Milton, de la Bible à Shakespeare. On glisse insensiblement de la zoologie à la mythologie. Melville nous enferme dans un « monde-baleine » où l’animal est déjà le Léviathan.

Le réalisme picaresque qui évoque l’équipage prend lui aussi peu à peu, avec le suspense du voyage, sa dimension symbolique et épique. L’équipage du Pequod est une tour de Babel, composée d’hommes de toutes races et de toutes religions. Le roman commence par la rencontre du héros, Ishmael, dans une auberge du port, avec Queequeg, le harponneur indien, dont il partage le lit : « En m’éveillant le lendemain, je m’aperçus que le bras de Queequeg reposait sur moi de la manière la plus affectueuse. Pour un peu on aurait pensé que j’étais sa femme. » C’est effectivement le couple de mâles, si fréquent dans le roman américain, qui associe le Blanc et l’homme de couleur et réconcilie le sauvage innocent et le civilisé coupable. Ce mariage symbolique d’Ishmael et de Queequeg préfigure l’union qui va souder l’équipage disparate des « compagnons » de cette quête du Graal : « Tous étaient un seul homme et non pas trente. » Unis contre Moby Dick, les hommes, au cours d’une véritable messe noire dite par le capitaine Achab, prêtent serment non in nomine patris, sed in nomine diabolis.