Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Méhémet-Ali (suite)

Puis le pacha se tourne vers le Soudan, qui est occupé en partie par les Égyptiens commandés par le troisième fils de Méhémet-Ali, Ismā‘īl (1820-21). L’assassinat de ce dernier en 1822 est le signal d’une révolte que Méhémet-Ali réduit dans le sang. Par la suite, il laissera aux chefs soudanais une certaine autonomie. Méhémet-Ali participe aux luttes de la Porte contre les Grecs révoltés. En 1825, Ibrāhīm débarque en Morée ; mais, vaincu à Navarin (1827), il se retire en 1828. Au passage, les Égyptiens s’installent en Crète, qu’ils ne rendront aux Turcs qu’en 1840-41. Le pacha d’Égypte sera d’ailleurs l’un des premiers à reconnaître le jeune royaume grec ; il est vrai que l’importante colonie grecque en Égypte est en excellents termes avec lui.

En 1831, à la suite de difficultés avec Constantinople à propos d’Acre, Méhémet-Ali — dont l’armée et la marine, très modernes, sont encadrées par des instructeurs français — fait attaquer la Syrie par Ibrāhīm : celui-ci, balayant l’armée turque, marche sur Constantinople. Le Sultan conclut alors avec son puissant pacha la paix de Kütahya (1833), qui assure aux Égyptiens la possession de la Syrie et d’Adana. En 1839, le Sultan, par une attaque éclair, tente de reprendre le terrain perdu : ses troupes sont écrasées à Nizip. Alors entre en scène l’Angleterre, qui, avec les autres puissances — sauf la France, protectrice de l’Égypte —, obtient du Sultan une série de firmans (févr.-juin 1841) obligeant l’Égyptien à renoncer à Adana, à la Syrie et à la Crète, tout en lui assurant la vice-royauté héréditaire d’Égypte.

À partir de 1848, Ibrāhīm pacha prend en effet les rênes du pouvoir, volontairement abandonnées par le vieux Méhémet-Ali ; mais il meurt la même année et est remplacé par son neveu ‘Abbās Ḥilmī Ier (1813-1854). Méhémet-Ali succombe lui-même en août 1849, laissant une œuvre considérable, accomplie en grande partie sous l’égide et avec l’aide de la France. Cependant, si sur le plan économique (cultures irriguées, industrie, commerce) on peut le considérer comme le fondateur de l’Égypte moderne, sa personnalité fut trop complexe pour ne pas être encore controversée : considéré par les uns comme le type — rare — d’un homme d’État libéral en Orient, il passe, aux yeux d’autres observateurs, comme l’un de ces despotes orientaux qui n’ont pas substantiellement modifié les structures sociales de leur pays.

P. P.

➙ Égypte.

 A. Sammarco, Il Regno di Mohammed Ali nei documenti diplomatici italiani inediti (Le Caire, 1930). / M. Sabry, l’Empire égyptien sous Mohamed-Ali et la question d’Orient, 1811-1849 (Geuthner, 1931). / M. Weygand, Histoire militaire de Mohammed Aly et ses fils (Impr. nat., 1937 ; 2 vol.). / R. et G. Cattaui, Mohammed Aly et l’Europe (Geuthner, 1950). / H. A. B. Rivlin, The Agricultural Policy of Muḥammad ‘Alī in Egypt (Cambridge, Mass., 1961). / R. Fakkar, Aspects de la vie quotidienne en Égypte à l’époque de Méhémet Ali (Maisonneuve et Larose, 1975).

Meillet (Antoine)

Linguiste français (Moulins 1866 - Châteaumeillant 1936).


Il passe son enfance à Châteaumeillant, où son père est notaire. À la mort de sa femme en 1877, ce dernier s’installe à Moulins, et Antoine Meillet y devient un brillant élève du lycée Banville, passionné par les humanités et par l’étude du grec. Arrivé à Paris en 1884, Meillet s’inscrit — après une année au lycée Louis-le-Grand — en Sorbonne et à l’École des hautes études. En 1886, il y assiste aux conférences de F. de Saussure*, ainsi qu’aux leçons de Michel Bréal au Collège de France. Licencié en 1887, agrégé de grammaire en 1889, membre de la Société de linguistique (il en sera le secrétaire pendant quarante ans), il assure la suppléance de F. de Saussure aux Hautes Études en 1889-90. Un voyage en Arménie (1890) lui permet d’acquérir une connaissance pratique des langues indo-européennes d’Orient. À son retour et après le départ de Saussure à Genève, il enseigne la grammaire comparée aux Hautes Études, et à partir de 1894 l’indo-iranien. Docteur ès lettres en 1897, il supplée M. Bréal au Collège de France (1899-1900), avant d’y être élu en 1906 à la chaire de grammaire comparée. Son activité se manifeste par de nombreux ouvrages et articles linguistiques, sociologiques ou psychologiques. Le premier Congrès international de linguistique, tenu à La Haye en 1928, est en partie son œuvre. Lorsqu’il meurt en 1936, certains de ses élèves, qui furent souvent ses collaborateurs dans l’édification de grands travaux collectifs sur l’histoire des langues, sont déjà devenus des linguistes éminents, comme Emile Benveniste et Marcel Cohen.


Le comparatiste et le sociolinguiste

Meillet est avant tout un comparatiste, mais il est également un élève de F. de Saussure : ses travaux intègrent à la méthode comparative élaborée par les néo-grammairiens du xixe s. les notions de diachronie et d’état de langue ; il élimine dans la comparaison des langues et dans l’établissement des parentés génétiques les spéculations hasardeuses fondées sur des faits isolés de leur système linguistique, tant dans le domaine du « phonétisme » que dans celui de la morphologie ou de l’étymologie. Dès son Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes (1903), il insiste sur la nécessité de confronter des systèmes et non des faits pour pouvoir les rapporter, s’ils manifestent une parenté non fortuite, à un état de langue plus ancien appelé « langue commune », dont on peut restituer la structure de façon cohérente, mais non la totalité complexe, qui reste inaccessible en l’absence de tout document sur cette langue commune. Cette nécessité de la précision et de la rigueur dans la comparaison, Meillet l’exprime à nouveau dans la Méthode comparative en linguistique historique (1925).

Dans sa conception générale du langage, Meillet s’oppose aux théories évolutionnistes qui considèrent la langue comme une totalité organique presque biologique se développant et mourant indépendamment des sociétés qui l’utilisent. Pour lui, comme pour F. de Saussure, la langue a un aspect social, institutionnel ; son évolution et ses variations sont liées à un contexte historique, culturel et sociologique. Sur ce plan, Meillet adhère explicitement aux théories sociologiques de Durkheim* sur la nature sociale du langage et s’écarte de Saussure par l’importance qu’il donne à cette notion, développée dans des articles fondamentaux, tel « Comment les mots changent de sens » (l’Année sociologique, 1906), et qui sous-tend aussi une partie de ses travaux étymologiques ; le premier fut sa thèse complémentaire : De indo-europæa radice « men » (1897), suivie de : Études sur l’étymologie et le vocabulaire du vieux slave (1902-1905) et d’un Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932) réalisé en collaboration avec A. Ernout. C’est également dans cette perspective de l’histoire des langues conçue comme un aspect de l’histoire des civilisations que Meillet a élaboré deux ouvrages restés célèbres : Aperçu d’une histoire de la langue grecque (1913) et Esquisse d’une histoire de la langue latine (1928). Spécialiste des langues indo-européennes, il en étudie les différents groupes (germanique, celtique, roman...) et l’aspect dans le monde moderne : les Langues dans l’Europe nouvelle (1918) ; il s’intéresse aussi aux recherches ethnologiques et ethnolinguistiques de Levy-Bruhl* et de Sapir*, sur la famille africaine et les familles amérindiennes, recherches qui rejoignent certaines de ses préoccupations et qu’il tente de classer dans les Langues du monde (1924, en collaboration avec de nombreux linguistes, dont E. Benveniste et M. Cohen).