Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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matérialisme (suite)

Deux siècles plus tard, le De rerum natura de Lucrèce* (v. 98-55 av. J.-C.) reprend la pensée épicurienne sans lui faire subir de modification notable. Il est probable que la folie et le suicide de cet auteur, son caractère sombre relèvent, comme le rire de Démocrite, de la légende. Il n’y a pourtant pas de lecteur qui soit resté insensible au pessimisme de ce poème épicurien. « Le poème de la Nature est triste et décourageant », écrit Bergson. Beaucoup de commentateurs rattachent ce paradoxe aux vicissitudes d’une période particulièrement troublée de l’histoire romaine. Il est en effet des époques où l’histoire compromet cette calme fusion avec la nature, dont le matérialisme antique faisait son idéal.


Le matérialisme moderne

Le Moyen Âge s’en tiendra, en ce qui concerne la matière, à l’opposition aristotélicienne de la matière et de la forme. La matière n’a l’être qu’en puissance ; c’est la forme qui l’actualise. Or, cette distinction de la matière et de la forme, des causes matérielle et formelle est incompatible avec une attitude matérialiste. Aussi, les atomistes seront-ils interdits de séjour tant que l’aristotélisme occupera une position dominante. Et c’est à la faveur des coups que lui porte la science moderne naissante que l’on pourra assister à une réhabilitation de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce, réhabilitation à laquelle, il est vrai, se trouvait également associé Platon (la science moderne naît de la conjonction de l’atomisme démocritéen et du mathématisme platonicien), ce qui limitera la portée de cette renaissance matérialiste, dont les protagonistes plus ou moins volontaires, plus ou moins audacieux furent Giordano Bruno*, Galilée*, Francis Bacon*, puis Gassendi (1592-1655) et Hobbes*. Il est vrai que l’idéalisme platonicien n’était pas le seul frein auquel se heurtait ce retour : les résistances politiques, religieuses, sociales prenaient vite le relais lorsque celui-ci risquait de céder. Aussi, le matérialisme moderne devra-t-il toujours se battre sur deux fronts : un front populaire, où, s’appuyant sur les transformations économiques dont la bourgeoisie bénéficie, il attaquera la religion et les institutions politiques, et un front savant, sur lequel il s’emploiera à tourner à son profit l’acquis récent des sciences : au xviie s. en ne conservant du cartésianisme que sa physique mécaniste, au xviiie à partir de l’anticartésianisme de Newton* et surtout de l’impulsion que donnèrent aux sciences de la vie les premières observations au microscope (celles de Robert Hooke, de Malpighi, de Van Leeuwenhoek, de Jan Swammerdam). Ces progrès scientifiques offraient au matérialisme une base plus propice, puisque, dans le mécanisme cartésien, la matière, totalement inerte, passive, n’est dotée d’aucun pouvoir. Au contraire, l’attraction newtonienne permettait de dépasser ce mécanisme, dépassement auquel la chimie de Stahl et les premières théories de la génération apportèrent également leur contribution. Alors que le cartésianisme ramène la vie à un phénomène mécanique, les matérialistes du xviiie s. s’efforceront, avec plus ou moins de succès, de conserver leur spécificité aux faits organiques tout en les intégrant dans le mécanisme universel. Que l’un des premiers et le plus virulent d’entre eux ait été un médecin, Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), l’auteur de l’Homme-machine (1748), est bien le signe de l’importance stratégique capitale pour ce mouvement des problèmes de la vie.

Du curé Meslier (1664-1729) aux encyclopédistes (v. Encyclopédie), de John Toland (1670-1722) à Locke* et Hume* en passant par Buffon*, Diderot*, Voltaire*, Jean-Baptiste Robinet (1735-1820), Sade (v. érotisme), Georges Cabanis (1757-1808), Volney (1757-1820), etc., nombreux furent ceux qui participèrent d’une manière ou d’une autre à l’élaboration de cette idéologie de combat, dont les deux plus significatives publications ont sans doute été De l’esprit (1758) de Claude Adrien Helvétius (1715-1771), qui fut condamné dès sa publication, et le Système de la nature, que le baron d’Holbach (1723-1789) fit paraître en 1770 sous le pseudonyme de Mirabaud. L’essentiel de cette production relève plus de la vulgarisation que d’un travail véritablement scientifique ou philosophique. Ses auteurs en appellent au bon sens (selon le titre d’un autre ouvrage publié par d’Holbach sous le pseudonyme du curé Meslier) contre la métaphysique. L’essentiel est de combattre les préjugés. Toutes les armes sont bonnes, et la chimie naissante sert aux mêmes fins que la critique historique des récits bibliques. Les affirmations du matérialisme antique sont reprises (d’Holbach : « Le mouvement se produit, s’augmente et s’accélère dans la matière sans le concours d’aucun agent extérieur ») avec d’autant plus de vigueur que leur apparente confirmation par le progrès des sciences leur donne une force anti-religieuse décuplée. Helvétius ne dissimule pas l’enjeu : le développement des esprits dépend des circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés, circonstances qui sont avant tout sociales et historiques. Le dernier chapitre de son livre, consacré à l’éducation, peut donc commencer par ces mots : « L’art de former des hommes est en tout pays si étroitement lié à la forme du gouvernement qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique sans en faire dans la constitution même des États. »

On voit que le combat de ces matérialistes, à la différence du naturalisme antique, s’inscrit dans l’histoire au lieu de la fuir et revêt une portée expressément politique. Mais, faute d’être en mesure de penser l’histoire elle-même en termes scientifiques, il s’en tient à un niveau idéologique. Il utilise, dans une lutte historique, les concepts anhistoriques du matérialisme antique.


Matérialisme historique et matérialisme dialectique

La théorie scientifique de l’histoire, qui permettra à cette lutte historique (mais elle se sera déplacée de la bourgeoisie au prolétariat) d’avoir l’armement conceptuel nécessaire à son succès, a été élaborée par Karl Marx* et Friedrich Engels*. La formule en est donnée par Marx dans la Préface (1859) de la Contribution à la critique de l’économie politique, où il écrit : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » On y retrouve l’affirmation que la conscience n’est pas, comme l’idéalisme le voudrait, le principe simple à partir duquel tout pourrait être déduit, mais qu’au contraire elle est le produit de processus qui lui échappent. Toutefois, ces processus ne sont plus « matériels » au sens métaphysique du terme — ou « naturels » —, mais historiques. C’est l’histoire, en effet, qui garantit l’articulation des trois moments essentiels au marxisme : la lutte politique (le mouvement ouvrier), la théorie de l’histoire (le matérialisme historique) et la lutte philosophique (le matérialisme dialectique). La production de référence n’est plus, comme dans le matérialisme antique, celle des mondes, ni, comme dans celui du xviiie s., celle des corps vivants et des idées ; elle est précisément celle de la vie matérielle, c’est-à-dire les rapports sociaux au moyen desquels les groupes assurent leur conservation et leur reproduction.