Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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matérialisme (suite)

Un certain nombre de propositions peuvent être toutefois données comme constitutives du matérialisme. En premier lieu que la matière est la condition nécessaire et suffisante de tout processus de production. Rien ne se produit qui n’ait dans la matière sa raison : il n’y faut l’adjonction d’aucun supplément. Hylê, avant de désigner le concept philosophique de matière, désigne le bois, puis, plus généralement, tout matériau destiné à la construction. La matière, en effet, est d’abord matériau ; elle renvoie à une production en dehors de laquelle son concept n’a pas de sens. Tout matérialisme sera analyse de processus de production, qu’il s’agisse de la production de mondes, de la production d’idées, d’êtres vivants ou de faits sociaux...


Production et non création

Le pouvoir créateur de l’esprit est nié par l’énergie productrice de la matière. Celle-ci n’est donc pas simplement en attente de forme ou de vie, en attente d’animation. Il n’y a pas de matière inerte. Le mouvement fait partie de sa définition ; il ne lui est pas insufflé par Dieu. Rien de matériel — et il n’y a rien que de matériel — n’a besoin de causes ni de fins étrangères à la matière.

La matière, infinie dans le temps (puisqu’il n’y a pas de création), l’est aussi dans l’espace. Elle consiste en un nombre infini d’éléments qui composent des ensembles (mondes, corps) variables par le nombre, la structure et la durée. En ce sens, le matérialisme est acosmique ; il est en droit contradictoire avec la téléologie unitaire des cosmologies, alors même qu’en fait (cf. le stoïcisme, etc.) des positions panthéistes, divinisant le monde à partir de sa finalité et de son unicité, ont pu passer pour matérialistes. La pluralité des mondes est une affirmation proprement matérialiste. Le monde n’est, d’ailleurs, jamais divinisé qu’une fois que le souffle de l’esprit, l’ayant traversé, lui a donné son unité.

L’unité, en effet, n’a pas de meilleur garant que la présence à soi de l’esprit, et l’anthropocentrisme a toujours été le complice plus ou moins avoué des cosmologies. Il est donc à son tour exclu d’une attitude matérialiste rigoureuse. L’homme est un des produits de la matière et non la gloire de la création. L’unité et l’intériorité de la conscience ne sont pas la mesure de toutes choses.
— La matière — c’est le premier sens que Littré donne de ce terme — désigne « tout ce qui se touche ». Le matérialisme peut apparaître comme une philosophie du toucher (« ce sens du corps entier », comme l’appelait Épicure) : rien ne s’y produit, aucun événement, aucune sensation, que par le contact d’éléments matériels impénétrables, extérieurs les uns aux autres. Or, l’on sait que, depuis Platon tout au moins, la philosophie en tant qu’idéalisme (théorie des Idées) s’est construite sur une matrice optique, que l’œil et la vue sont les métaphores à partir desquelles elle développe ses opérations propres. D’une certaine manière, le conflit de l’idéalisme et du matérialisme apparaît comme le conflit, éthique par ses motivations les plus profondes, de la vue et du toucher.
— Les trois moments majeurs du combat contre l’idéalisme qui caractérisent l’histoire du matérialisme sont le matérialisme antique, le matérialisme moderne (du xviiie s.) et le matérialisme historique et dialectique. Les deux premiers, naturaliste pour l’un, idéologique pour l’autre, ne sont pas parvenus à s’émanciper de la domination idéaliste, qui les contraint à des compromis. Le matérialisme marxiste peut être considéré comme la première théorie matérialiste libérée (bien que certaines de ses déviations retombent dans les compromis antérieurs) à partir de laquelle le combat contre l’idéalisme peut être mené à la fois sur de nouvelles bases théoriques et de nouvelles positions historiques.


Le matérialisme antique

On sait peu de chose sur Leucippe, à qui, généralement, la paternité de la théorie atomiste est attribuée. En revanche, la pensée de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce, qui ont développé cette théorie, les deux premiers en Grèce et le troisième à Rome, est davantage connue. Démocrite d’Abdère (v. 460 av. J.-C. - v. 370), de quelques années plus jeune que Socrate, était célèbre pour son rire, pour un savoir encyclopédique paradoxalement lié à un profond scepticisme et pour les principes de la théorie atomiste qu’il a codifiée et qui restera la base de toute philosophie matérialiste : l’idée de création est contradictoire (« rien ne naît de rien ») ; rien n’existe en dehors des atomes et du vide ; les atomes sont en nombre infini, emportés vers le bas dans un mouvement de chute ; la rencontre de ces atomes produit des tourbillons dont certains deviendront des mondes éphémères.

Épicure (v. 341-270 av. J.-C.), né à Samos, fut initié par Pamphile et Xénocrate au platonisme, par Théophraste à la philosophie du Lycée, par Nausiphanès au pyrrhonisme et à la pensée de Démocrite (v. épicurisme). Il a fondé trois écoles : en 311 à Mytilène, en 310 à Lampsaque et en 306 à Athènes, où il a acheté son « Jardin ». Il reprend dans son enseignement la physique atomiste de Démocrite, dont il précise plusieurs aspects. Les atomes, éléments simples, insécables, ont trois propriétés : grandeur, forme, poids. La grandeur est infinitésimale, et l’atome est par définition invisible. Il existe un nombre fini, mais indénombrable de formes d’atome. Quant à leur poids, s’il varie avec leur grandeur et leur forme, cela n’entraîne aucune différence dans leur vitesse de chute dans le vide, qui est toujours la même. Des mouvements des atomes (la ligne droite et sa déviation : le clinamen) naissent d’une part des corps composés (que la physique étudie), d’autre part — quand ils rencontrent des organismes — des sensations (dont l’étude constitue la psychologie). C’est l’atome qui constitue l’élément commun à la physique et à la psychologie ; ce sera la sensation qui constituera l’élément commun à la canonique (théorie de la connaissance) et à la morale. La sensation est à la fois critère de vérité (« rien ne peut réfuter une sensation ») et critère éthique : le bien s’identifie au plaisir. Et de même que les opinions peuvent fausser le message des sens et devenir source d’erreurs, de même elles peuvent inspirer l’inquiétude, troubler l’âme et l’éloigner du plaisir. Telle est en dernier ressort la fonction de la physique épicurienne : combattre, comme fausses, les opinions concernant la mort, qui empêchent l’homme de vivre dans le calme, d’atteindre l’ataraxie, en quoi consiste le véritable plaisir. Car le plaisir est cette détente totale qui réalise l’accord de l’organisme avec la nature. Telle est aussi la fonction de la théologie épicurienne, car, pour ce matérialiste, les dieux existent ; mais ils ne font qu’exister, dispensés de toute fonction, qu’elle soit de création, de surveillance ou de châtiment : modèles d’inactivité qu’à ce titre seul les hommes doivent adorer.