Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Malraux (André) (suite)

Qu’est-ce que la condition humaine ?

La présence de la mort est première dans tout texte de Malraux. Dès son second grand roman, la Condition humaine, il n’est plus de conquérants possibles, plus d’hommes pour lesquels la mort est un choix, un point final donné à leur action. Mort et souffrance s’entrecroisent tout au long de la Condition humaine. D’ailleurs, le texte ne s’ouvre-t-il pas sur un assassinat décrit comme une présence existentielle, lourde et opaque, sorte d’être-là des choses contre lequel nul ne peut agir, semblable à l’étouffement de la forêt tropicale dans la Voie royale ? Et l’angoisse qui naît ainsi est déjà un cadre pour l’absurde. Tous les moyens sont bons pour le fuir, le divertissement pascalien par exemple, sous la forme de l’artificialité : fréquentations des cabarets pour Clappique, drogue pour le vieux Gisors. Mais les héros de l’histoire, ceux qui se donnent à la cause révolutionnaire, sont-ils eux aussi « au bord du néant » ? Ce sont des combattants, des hommes d’action, et cependant ces héros de la volonté ne peuvent se fondre totalement dans l’histoire. Ils vivent une dichotomie, que thématise le vieux Gisors entre la volonté, l’action et l’intelligence, la réflexion. Ils ne peuvent parvenir à articuler leur existence et l’histoire, ce que pouvait encore le héros des Conquérants, Garine, intelligent simultanément face aux êtres et face aux événements historiques. À partir de cet éclatement, il n’existe plus chez Malraux de révolutionnaire intelligent, c’est-à-dire pouvant penser à la fois ce qu’il fait et sa propre intériorité. Les personnages de l’Espoir ne sont que ce qu’ils font, ils ont les figures d’une nécessité objective, la lutte antifasciste, mais ils n’ont plus d’épaisseur psychique. Les personnages de Malraux sont seuls : « Pour les autres, je suis ce que j’ai fait », dit Kyo dans la Condition humaine. Sa propre dimension n’existe que pour lui-même, elle ne se trouve pas dans ce qu’il fait, pas même dans sa relation à sa femme May. L’amour, l’étreinte ne peuvent qu’être rempart contre la solitude, ils ne la vainquent pas : « On n’aime de quelqu’un que ce que l’on change. » Dans les entrelacs de la mort, de la souffrance humaine se dessine le visage de la condition humaine : impossible conciliation de l’action et du destin qui la dépasse de toutes parts. Si ce n’est l’histoire d’un seul, l’histoire collective peut-elle relayer les échecs individuels, subjectifs ?


L’impossible renversement de la condition humaine

Kyo est révolutionnaire pour donner à l’homme « une dignité humaine », à tous les hommes et non seulement à quelques privilégiés. Il faut renverser la condition humaine, qui s’impose à tous, en condition d’homme pour tous. Il faut passer d’un état à une conquête : « Pour eux [le peuple] tout était simple. Ils allaient à la conquête de leur dignité. » Le peuple, et non plus seulement les chefs, pourrait devenir « conquérant ». Mais le renversement ne s’accomplira pas, le peuple sera trompé par les dirigeants ; Malraux se fait là critique à l’égard de la tactique défensive de l’Internationale communiste, qu’il avait pourtant défendue en répondant à une lettre de Trotski après les Conquérants. Non seulement échouent la tentative de donner sens à la condition humaine par l’histoire, mais aussi le renversement de la condition humaine en condition d’homme libre. Certes, les hommes font l’histoire, tout comme ils ont produit la technique, mais l’histoire comme le progrès technique les abusent finalement, les dépassent en broyant leurs vies, leurs énergies, en les faisant souffrir. Face à cela, il n’est qu’une ressource : l’acquiescement à quelques rares destins d’hommes et la représentation de la figure de l’homme éternel, celle des paysans figés dans leur immuabilité, celle des noyers vieux et noueux de l’Altenburg, celle de l’art enfin.


L’histoire devient destin d’homme

La représentation des chefs a toujours été essentielle à l’univers de Malraux. Garine (les Conquérants) est celui qui réfléchit sa tactique révolutionnaire, sa vie avec la même perfection. Ferral (la Condition humaine) appartient à l’autre côté de la barrière, il est l’ennemi principal des révolutionnaires, mais il exerce la même fascination de chef, il possède la même passion pour une organisation volontariste et systématique de la vie, dans laquelle aucune défaillance ne saurait être tolérée. « Ferral savait agir », il pallie la condition humaine par une forme de volonté de puissance, illusoire peut-être, car on ne s’approprie pas les êtres même en payant mal leur travail ou leur corps, et Ferral finit bien par échouer face à une jeune femme, Valérie. Cependant, il est le seul survivant du roman, seul avec la marionnette de l’artificialité : Clappique. Volonté de puissance, cynisme et divertissement. Le texte de l’Espoir fait aussi de l’anarchiste Manuel un chef révolutionnaire. La figure fascinante du chef, réalisant un exceptionnel destin d’homme, en somme une vie totalement maîtrisée, réapparaît tout au long de l’œuvre de Malraux. Il reste profondément attaché à ceux qui savent vivre un destin d’homme au service de l’histoire, en imprégnant l’histoire : la figure du général de Gaulle, toutes les grandes figures qui traversent les Antimémoires. Pour ce type d’homme, le destin n’est pas fait d’événements qu’il doit subir, c’est la forme même donnée par lui à sa vie qui fait naître les événements, les rencontres : ainsi en est-il aussi des artistes. « Cette relation entre l’œuvre de certains écrivains et leur vie est singulière [...] Un langage de destin ne peut être réduit à un langage de biographie traditionnelle ; mais je ne suis pas certain qu’il défie toute analyse. L’œuvre peut aussi être forme donnée au destin. »


L’art, substitut de l’histoire


L’art comme « anti-destin »

La première manifestation de l’art serait peut-être une marque, la trace d’une forme significative dans une masse informe, brute et par là même inhumaine. Les cultures orientales, celles dont Malraux disait qu’elles étaient une « tentation de l’Occident », sont des cultures profondément artistiques. Elles savent transformer toute expérience en anti-destin en fixant toute trace, tout signe dans une pérennité de formes indestructible et consolatrice. Le vieux Gisors de la Condition humaine, ami des peintres japonais, le sait bien, lui qui puise à une source inaltérable de bonheur dans la seule contemplation d’esquisses et de tableaux. Les cultures orientales sont entièrement fixées dans la contemplation du monde extérieur façonné, travaillé par elles, elles font rêver l’homme occidental à cette « savante inculture du moi ». L’art est signification qui vient se poser sur l’absurde du monde, il est empreinte et assure l’homme d’autre chose que lui-même. Il ne peut effacer la mort, mais il est « ce chant sacré sur l’intarrissable orchestre de la mort » (les Voix du silence). Il est à la fois ce qui peut lutter contre le temps dans l’instant même de la réalisation de l’œuvre et ce qui reste dans une éclatante et somptueuse pérennité : « Au bleu des raisins de Braque, répond du fond des empires le chuchotement des statues qui chantaient au lever du soleil. » Pour Malraux, il n’est pas véritablement d’histoire de l’art, d’histoire des objets esthétiques, tous sont vus seulement pour ce qu’ils représentent, pour ce qu’ils sont « langage immémorial de la conquête », traduisant ce qu’il y a de meilleur en l’homme. L’art, et plus particulièrement le texte écrit, est ce qui peut révéler en chaque homme le sens de sa dignité.