Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mallarmé (Stéphane) (suite)

Pour obtenir cette mainmise totale sur l’œuvre, Mallarmé se procure un outil digne de son projet, un langage qui soit, comme il le réclamait dès 1862, véritablement une science : « Car j’installe par la science / L’hymne des cœurs spirituels / En l’œuvre de ma patience. » Il se livre à ce « labeur linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre [sa] noble faculté poétique », essayant de dire les choses telles qu’elles sont avant d’avoir été déformées : « Idées et essences. » Le livre devient ainsi « l’expansion totale de la lettre [qui] doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondances, instituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction ».

Et pourtant, à force d’éliminer aussi bien les impressions secondaires et superflues que les effets syntaxiques pour ne dire que les idées et les essences, il risque de ne rester du poème qu’une ossature fragile, qui se brise avant même d’avoir été posée sur la page. Le « verbe », en effet, « suprême degré du langage est un principe qui se développe à travers la négation de tout principe ». Ce que J.-P. Richard appelle l’« invasion du vide » n’est guère différent de la destruction provoquée par le (trop) plein, à moins que le vide ne soit la concentration, à son point ultime, jusqu’au point où il se défait, de l’être, là où il menace de disparaître.

À Villiers de L’Isle-Adam, Mallarmé résume ainsi son cheminement vers le « Grand Œuvre » qu’il médita à la manière d’un alchimiste : « J’avais, à la faveur d’une grande sensibilité, compris la corrélation intime de la poésie avec l’univers et, pour qu’elle fût pure, conçu le dessein de la sortir du rêve et du hasard et de la juxtaposer à une conception de l’univers. Malheureusement, âme inorganisée simplement pour la jouissance poétique, je n’ai pu, dans la tâche préalable de cette conception, comme vous, disposer d’un esprit — et vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’idée de l’univers par la seule sensation... » Étrange aveu dans lequel l’homme qui a prôné la toute-puissance de l’intellect et de la conscience pour conquérir la Beauté déclare qu’il dut constamment lutter contre la sensation qui l’invitait peut-être à devenir le dernier des romantiques. Malgré tout, Mallarmé a posé les jalons d’une « science de la littérature », au prix de souffrances incalculables : « Le miroir qui m’a réfléchi l’Être a été le plus souvent l’horreur et vous devinez si j’expie cruellement le diamant des nuits innomées. »

Tel est l’itinéraire de Mallarmé, produisant dans sa qualité comme dans sa quantité une œuvre rare et allant se raréfiant, s’achevant, par la force des choses, par un livre qui, à la parole inaccomplie, préfère le silence de ces « nuits innomées » ; œuvre se réduisant dans une page qui, peu à peu, se prive de mots, y préférant la mort. Celle-ci ne pouvait mieux se manifester, physiquement et symboliquement chez le poète, que par l’étouffement de la voix, l’engorgement des mots dans le larynx, mots qui s’annulent, inénarrables. Soutenant jusqu’au bout que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre », Mallarmé, malgré les avatars de sa création, conscient de sa valeur et de son importance, pouvait répondre, dédaigneux, à la question : « Quels sont vos poètes favoris ? » : « Quelques-uns dont je suis. »

M. B.

➙ Symbolisme.

 E. Noulet, l’Œuvre poétique de Mallarmé (Droz, Genève, 1940). / C. Mauron, Mallarmé l’obscur (Denoël, 1941 ; nouv. éd., Corti, 1968) ; Mallarmé par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1964). / H. Mondor, Vie de Mallarmé (Gallimard, 1941-42 ; 2 vol.). / J. Scherer, l’Expression littéraire dans l’œuvre de Mallarmé (Droz, Genève, 1947). / D. Gardner, les Poèmes commémoratifs de Mallarmé, essai d’exégèse raisonnée (Corti, 1950). / K. Wais, Mallarmé. Dichtung. Weisheit. Haltung (Munich, 1950 ; 2e éd., 1952). / G. Delfel, l’Esthétique de Stéphane Mallarmé (Flammarion, 1952). / G. Michaud, Mallarmé, l’homme et l’œuvre (Hatier, 1953 ; 4e éd., 1963). / C. Chadwick, Mallarmé, sa pensée dans sa poésie (Corti, 1962). / J.-P. Richard, l’Univers imaginaire de Mallarmé (Éd. du Seuil, 1962). / P. O. Walzer, Stéphane Mallarmé (Seghers, 1963). / C. P. Barbier, Documents Stéphane Mallarmé (Nizet, 1968-1971 ; 3 vol.). / S. Verdin, Stéphane Mallarmé, le presque contradictoire (Nizet, 1975).

Malraux (André)

Écrivain et homme politique français (Paris 1901 - Créteil 1976).


Un itinéraire littéraire, politique, culturel qui, en explorant des domaines divers, cherche à tracer une voie proprement humaine d’action et de réflexion. Les cadres de la réflexion gardent une relative permanence au long de la vie de Malraux, les objets qu’elle poursuit varient : les valeurs du monde occidental lors des premiers écrits, la possibilité de se donner sens dans une action et une discipline révolutionnaires, le sens des objets artistiques.


Condition humaine et histoire une époque

Malraux assiste à la faillite du rationalisme positiviste, qui échoue à penser la mutation considérable des conditions techniques de travail et des systèmes de représentation au début du xxe s. En même temps s’amorce un changement radical du statut de l’artiste, de l’homme de lettres : il lui devient difficile de se penser hors la société, hors l’histoire, de ne pas être touché par les grands affrontements politiques et idéologiques, par le problème essentiel du xxe s. : capitalisme ou socialisme ? Malraux, dilettante et amateur d’art, prend conscience de ce niveau de réalité politique en Indochine, face au problème de libération nationale. Il y défend alors la cause des indigènes, injustement traités par une administration corrompue et possédant tout les pouvoirs, exploitant leur travail pour le profit de quelques-uns. C’est là, dans le journal qu’il publie, que Malraux développe des idées de « communauté culturelle », définissant l’Indochine comme « journal de rapprochement franco-anamite ». Mais il s’attaque ainsi à des effets sans en dénoncer la cause. Cette expérience historique comme les échos tout proches des mouvements révolutionnaires chinois rendent évidente l’impossibilité d’une vie sans inscription dans l’histoire, quelles que soient les amertumes de l’existence.