Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mallarmé (Stéphane) (suite)

Durant la crise subie à Tournon (1863-64), Mallarmé a pu constater que « le bonheur d’ici-bas est ignoble ». Éprouvant pour la deuxième fois l’impuissance à créer, il se refuse, par souci de perfection, à se laisser aller à écrire au gré du hasard, facilement, lyriquement. (« Je sentais que l’on n’a pas le droit de mésuser ainsi de la forme écrite et je commençais à étudier ce qu’elle exige. ») Mais il ne peut, pour autant, écrire le poème qui satisferait son exigence.

C’est au terme de cette crise qu’il commence Hérodiade. Il a réussi à éliminer tout lyrisme personnel : « Je suis parfaitement mort », dit-il à Cazalis. Il va pouvoir écrire. Hérodiade, vierge et splendide, se veut en dehors de toute humanité et poursuit, solitaire, une démarche implacable vers un absolu vague dont elle ignore la nature et que l’ascétisme volontaire auquel elle se soumet exaspère. Elle veut atteindre une pureté toujours plus grande qui, parallèlement, creuse un vide, un néant où se situerait l’idéal. Mais le néant ne supporte pas de demeurer tel quel, au risque de se perdre. Hérodiade est obligée de reconnaître la vanité de l’éclat de ce monde minéral, de « froides pierreries » inertes, dans lequel elle se complaît. Cet éclat, qui promet l’idéal, n’est qu’une illusion. Celle-ci ne sert qu’à faire durer ce qui n’est, en fin de compte, que l’attente d’autre chose, d’« une chose inconnue ». Le projet qu’elle avait de demeurer telle quelle, se nourrissant exclusivement d’elle-même jusqu’à refuser l’aide de sa propre nourrice, s’abolit.

Prospecté jusqu’à l’insupportable dans Hérodiade, le néant trouve un envers florissant et excessif dans l’Après-midi d’un faune. Au lyrisme du manque, Mallarmé substitue celui de la profusion ; à la présence glacée d’Hérodiade succède la vitalité charnelle et sensuelle du Faune. À l’attente sans objet fait place l’activité du Faune, désireux de réaliser le rêve puissamment élaboré : « Ces nymphes, je veux les perpétuer. » Peu importe que cette réalisation soit réelle ou rêvée : le fait est que, dans le Faune, l’attente n’est plus ignorante de l’objet de son désir. Elle tend à réaliser, même si cette attente se trouve trompée.

Face au désir nié (Hérodiade) ou au désir insatisfait (le Faune), désir qui n’est jamais que celui de l’œuvre absolue, Mallarmé se trouve dans l’obligation de reconnaître que les contrées de l’idéal ne se situent pas seulement dans le néant. Il lui faut remettre en question le processus de sa démarche poétique vers le beau. Ex nihilo nihil, lui a fait remarquer Cazalis. Effectivement, à la suite de ces aspirations vers l’Azur inaccessible, Mallarmé, comme le cygne, se trouve pris dans les glaces d’un « lac dur », constatant une fois de plus son « impuissance » à dire le tout, tout plein de ces « vols qui n’ont pas fui ». Entre les « images froides » et la « réalité torride », Mallarmé, grâce à la découverte de Hegel, commence à trouver, pour atteindre le beau, un chemin plus efficace.

Le beau, en effet, ne réside pas exclusivement dans le néant. La dialectique hégélienne lui fait comprendre que tout concept dérive d’un autre concept qui est la négation du premier. Cette dualité permanente se résout dans un troisième terme, résultante des deux premiers. Ainsi, face au néant, recherché comme but en soi pour parvenir à la beauté, s’élabore un néant qui n’est qu’un point de départ et qui contient en lui-même tous les possibles. Le néant, alors, n’est plus l’antithèse de l’Être, le revers du plein, le vide sans fond, mais une façon de mettre en relief ce qu’il n’est pas. Le néant n’est jamais qu’une étape, une phase première ou intermédiaire de l’acheminement vers l’appropriation de l’absolu, de la beauté. Telle est la croyance « où se complaît mon esprit », déclare à présent Mallarmé.

Cependant, à l’encontre de Hegel, Mallarmé estime que cet absolu ne peut se trouver que dans l’art (pour Hegel, il est « une chose du passé »). À l’« Esprit » hégélien, Mallarmé substitue le « Beau » dans sa recherche de la vérité. Dans Igitur ou la Folie d’Elbehnon (El behnon signifie « les fils des elohim », c’est-à-dire des anges, ou encore de personne), Mallarmé est parvenu à la création d’un être complètement dépersonnalisé, devenu esprit pur, tel qu’il le rêvait déjà dans Hérodiade. Les limites qui constituent la personne ne sont jamais, en effet, que celles qui sont imposées par le hasard qui lui attribue une identité, une culture, des habitudes. Ayant atteint un degré zéro de l’espace et du temps, le poète peut, à partir de cette table rase, constituer l’œuvre intégrale.

Cette beauté résolument poursuivie dans sa pureté absolue, débarrassée de toutes les contingences de la réalité, ne peut se faire que par les mots. Tout à la fois, les mots engendrent et formulent le rêve, la beauté. Mallarmé donne ainsi l’« initiative aux mots ». Chaque mot est l’objet d’une recherche approfondie et déjà, à propos de l’Azur, il écrivait à Cazalis : « Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche. » Les mots doivent être beauté, uniquement beauté, en dehors de toute signification. Le lyrisme — la profusion des mots —, renié dès le début de sa carrière, aboutit, en fin de compte, au mot qui, lui aussi, est sur le point de s’effacer. Et c’est ainsi que le « Livre » prend forme au fur et à mesure que l’espace marqué de lettres se rétrécit pour ne plus être qu’une « page blanche », seule capable de supporter l’indicible. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est la manifestation la plus parfaite de cette tentative ultime pour fabriquer un livre qui ne soit pas un reflet ou une expression, mais la beauté créée de toutes pièces par le poète. Mallarmé prend même la responsabilité de la mise en pages et du choix des caractères pour confectionner ce « Livre », dont aucun de ses composants — la réalisation matérielle comprise — ne doit échapper à son attention, ne doit être laissé au hasard. Les mots restant sur la feuille sont les seuls qui ont su opposer à la page blanche la résistance suffisante pour pouvoir y demeurer. Cette œuvre est ainsi parfaitement contrôlée, lucidement, comme si elle n’avait pas de prédécesseurs et qu’après elle il serait vain de vouloir en faire une autre. À Cazalis, Mallarmé déclare : « C’est un tout par lequel je veux terrasser le vieux monstre de l’impuissance, son sujet du reste. » Ce qui résistait a été vaincu, l’ineffable a pu être formulé — même à l’aide de blancs — à force de patience, de travail et de volonté. Le temps de l’art, de la beauté, intemporelle, universelle, a fait place au temps du hasard, à celui de l’accident. Cette transmutation, c’est ce que Mallarmé appelle « la divine transposition du fait à l’idéal ». Ce changement de registre se fait non sans douleur et non sans humour, de manière à garder le poète de la tentation de la lyrique de la beauté.