Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mallarmé (Stéphane) (suite)

Mallarmé occupe plusieurs postes en province (Tournon, 1863-1865 ; Besançon, 1866 ; Avignon, 1867). À Tournon, il subit une grave crise de dépression — de « navrante impuissance » — à la suite de laquelle il écrit un embryon de tragédie, Hérodiade, qu’il ne terminera qu’en 1867. L’année suivante (1865), il rédige un monologue dramatique, le Faune ; c’est la première version de l’Après-midi d’un faune, qui ne paraîtra qu’en 1876 et sera, plus tard, mis en musique par Debussy*. En 1870, Mallarmé revient à Paris et cherche, quelque temps, une place de bibliothécaire qui lui donnerait davantage de loisirs. À propos de ses supérieurs hiérarchiques, Mallarmé note, dans sa correspondance : « Ces misérables qui me paient au collège ont saccagé mes plus belles heures. » Mais, en 1871, il sera de nouveau nommé professeur au lycée Fontanes (actuellement, lycée Condorcet). Pourtant, à Paris, Mallarmé est plus exclusivement un « mendieur d’azur », exclu du reste du monde : il peut prendre part à la vie littéraire de la capitale, et sans se livrer à des concessions qui mutileraient son « métier » d’écrivain. Mallarmé, toutes proportions gardées, a prise sur l’actualité. C’est ainsi qu’il écrit Toast funèbre (1873) en l’honneur de Théophile Gautier, mort l’année précédente, le Tombeau d’Edgar Poe (1876), en hommage à celui qu’il considérera toujours comme un modèle. Comble de participation à la vie « active », il se livre à la rédaction d’un journal féminin, la Dernière Mode, « gazette du monde et de la famille » (oct. 1874). Il accroît ainsi ses revenus toujours médiocres. Journaliste, il fait preuve d’un esprit mondain inattendu de la part du rigoureux poète d’Hérodiade et du Faune. Dans le même but (lucratif) paraissent en 1877 les Mots anglais, « philologie à l’usage des classes et du monde », les Dieux antiques (1880), « mythologie illustrée à l’usage des lycées, pensionnats, écoles et gens du monde ». Durant cette période, la vie de Mallarmé semble se stabiliser. Il a un nouveau domicile, 87, rue de Rome, une maison de campagne, à Valvins, où il se réfugie dès qu’il le peut pour trouver le calme qui lui est nécessaire. Mais, le 6 octobre 1879, son fils, Anatole, meurt. Cette mort lui rappelle celles auxquelles il assista durant son enfance et le replonge dans une morosité à laquelle il semblait sur le point d’échapper. Le Tombeau d’Anatole, qui ne paraîtra qu’en 1962, relate cette tragique épreuve. La rencontre avec Méry Laurent, un des modèles favoris de Manet (1884), le divertit de sa douleur. Il écrira pour elle, entre autres, des Vers de circonstance qui ne seront publiés qu’en 1920. Et de nouveau, Mallarmé se trouve pris dans l’activité de la vie littéraire à laquelle il participe de plus en plus ; 1884 est l’année des Poètes maudits de Verlaine ; c’est alors que Mallarmé fait paraître dans la Revue indépendante (1885) le poème Prose pour des Esseintes, poème décadent dans le goût du jour. Et c’est la gloire. L’univers symbolique de Mallarmé, qui fonctionne à coups d’intuitions, de révélations, attire de nombreux adeptes, et la jeune génération poétique qui, depuis 1880, fréquentait les « Mardis » de la rue de Rome le reconnaît comme un maître. René Ghil, Henri de Régnier, Gustave Kahn, Jules Laforgue*, Laurent Tailhade, puis Paul Claudel*, Paul Valéry*, Camille Mauclair, Marcel Schwob, pour ne citer que les plus connus, assistent à ces soirées que Camille Mauclair dépeint de la manière suivante : « Le trait dominant de cette causerie était une faculté d’apercevoir les analogies, développées à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple. » À côté de cette gloire reconnue, Mallarmé continue d’être un fonctionnaire. En octobre 1884, il est nommé professeur au lycée Janson-de-Sailly ; en octobre 1885, professeur au collège Rollin. Il y restera jusqu’à sa retraite. Le professeur a obtenu quelques résultats « malgré beaucoup de lenteur et d’étourderies » ; le poète, lui, poursuit son activité intense, qui s’exerce à présent dans tous les domaines. En 1887, il fait paraître une édition de ses Poésies, traduit les poèmes d’Edgar Poe et le Ten O’Clock de James M. N. Whistler (1888). Il fait encore de nombreuses conférences en Belgique sur son ami Villiers* de L’Isle-Adam, mort en 1889. Le banquet de la Plume (15 févr. 1893) témoigne de l’ascendant incontesté que Mallarmé exerce sur la nouvelle génération ; 1894 est l’année de sa retraite. Il ne pourra en jouir longtemps : il meurt le 9 septembre 1898, quelques mois après avoir fait paraître Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, dans la revue Cosmopolis.


L’œuvre

Dès l’année 1862 — il a vingt ans —, Mallarmé a éprouvé les premiers symptômes de ce qui caractérisera son art poétique : l’impuissance, qui le terrasse trois mois durant dans une « stérilité curieuse ». Il en rend compte dans les poèmes Renouveau et Azur. L’azur le hante, le nargue et l’écrase tout en lui donnant une image exaltante de ce à quoi il aspire. L’« instinct du ciel » est la nouvelle religion qu’il veut établir, fondée sur les préceptes qu’il théorise dans un article paru dans l’Artiste en septembre 1862 et intitulé : Hérésies artistiques ; l’art pour tous. Mallarmé y envisage la création artistique et le rôle que doit tenir le poète dans la société.

La poésie doit s’entourer de mystères ; elle est elle-même mystère : « Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée doit s’entourer de mystères. » Toute sa vie, Mallarmé s’en tiendra à cette volonté d’occultation qui entraîne parfois à l’hermétisme le plus complet. Il usera de plus en plus de l’ellipse, du raccourci, s’appliquant à compliquer le poème pour le rendre illisible, allant jusqu’à donner des recettes par trop systématiques : « Il faut toujours couper le commencement et la fin de ce qu’on écrit de manière à en rendre l’accès difficile. » De cette manière, la poésie ne risque pas d’être livrée en pâture à la foule ignorante, incapable de saisir le beau. Il vitupère contre la sottise du poète « qui a été jusqu’à se désoler que l’action ne fût pas la sœur du rêve ». Seul le rêve permet d’atteindre la beauté qui n’est pas de ce monde et qui doit être fabriquée de toutes pièces. Le rêve est semblable à l’azur, lieu de la perfection non entamée par l’action qui fait dégénérer les plus belles idées, lieu du refuge contre la terre, qui est résidence du quotidien, du vulgaire, de l’ordinaire. Dans une lettre (1863) à son ami Henri Cazalis (1840-1909), il dira : « Si le rêve était ainsi défloré, où donc nous sauverions-nous, nous autres malheureux que la terre dégoûte et qui n’avons que le rêve pour refuge ? » Pour Mallarmé, on entre en poésie comme en religion. La poésie a ses initiés, ses rites, ses lois, et n’importe qui n’est pas à même de les comprendre. Les « masses », en effet, ne savent pas toujours « lire » ; elles ne peuvent saisir la beauté inhérente au poème. Elles ne peuvent en tirer qu’une « morale ». De la même manière que la musique et la peinture ne peuvent s’élaborer qu’avec un savoir-faire, la poésie nécessite une science (du langage) sans laquelle le poème ne serait guère différent du discours utilitaire. Et l’article de l’Artiste se termine par ces hautains propos : « O poètes, vous avez été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux. »