Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lucas de Leyde (suite)

La plus ancienne de ses œuvres, les Joueurs d’échecs du musée de Berlin-Dahlem (v. 1508), a beaucoup de vigueur malgré une certaine gaucherie dans la composition entassée des personnages. L’influence de Quinten Matsys (v. 1466-1530) apparaît dans les intentions psychologiques des scènes représentant des joueurs de cartes ou d’échecs ; celle de Jheronimus Bosch* et celle de Geertgen* tot Sint Jans marquent, plus dans l’esprit que dans la manière, la Tentation de saint Antoine (musées royaux de Bruxelles) ou Loth et ses filles (musée Boymans-Van Beuningen, Rotterdam, et musée du Louvre). Lucas affectionne les compositions en demi-figures (les Fiancés, musée de Strasbourg), révélatrices d’un talent de portraitiste dont la spontanéité s’affirme dans l’autoportrait du Herzog-Anton-Ulrich-Museum de Brunswick.

Deux étapes importantes marquent sa carrière : un séjour à Anvers, au cours duquel il rencontre Dürer (1521) et se fait recevoir comme maître par la guilde de la ville (1522) ; puis un voyage dans les Pays-Bas du Sud en 1527, en compagnie de Jan Gossart*, dont il partage l’enthousiasme pour le nouvel art italien.

Son œuvre capitale, le triptyque du Jugement dernier (1526-27, Lakenhal, Leyde) lie admirablement les souvenirs gothiques, perceptibles dans les figures, au sentiment Renaissance d’un espace largement ouvert. Entre l’utilisation d’éléments architecturaux italianisants encadrant les personnages entassés d’une scène de genre (le Sermon, Rijksmuseum, Amsterdam) et les silhouettes dansantes, le paysage aux nuées orageuses, la composition pyramidale de la Danse devant le veau d’or (même musée) se marque le passage d’une conception plastique du monde à une autre.

De nombreux ouvrages de Lucas de Leyde ont probablement été détruits pendant la crise iconoclaste de la Réforme, et tout particulièrement son œuvre de peintre verrier, signalée par Carel Van Mander (1548-1606) et dont les seuls témoignages sont une copie de David accueilli par les filles de Jérusalem (bibliothèque Ambrosienne, Milan) et deux vitraux du Museum of Art de Cleveland (Esther et Assuérus, Jugement de Salomon) exécutés dans son entourage. On peut considérer comme des projets de verrières certaines de ses gravures pour lesquelles il adopte la forme d’un tondo.

Le musée des Beaux-Arts de Lille possède le beau portrait à la mine d’argent où Dürer montre le visage attentif et passionné du jeune Lucas de Leyde posant devant le maître, avec lequel il tente de rivaliser. L’étonnante virtuosité de son œuvre gravé surpasse ses travaux de peintre ; elle est déjà évidente dans la Suzanne au bain de 1508, s’affirme aussi bien dans les études de genre (la Laitière, 1510) que dans les scènes religieuses (Esther devant Assuérus, 1518) ou les représentations profanes (Virgile ridiculisé par Lucrèce, 1525). À partir de 1526, Lucas transpose poétiquement plutôt qu’il ne subit l’influence de Marc-Antoine Raimondi. Beaucoup de compositions de Lucas de Leyde ont été copiées ou imitées par Nicolaas de Bruyn (v. 1594-1656), mais la supériorité du maître, dont tous les amateurs de l’époque se disputaient les gravures, éclate dans la subtilité des éclairages, la transparence des ombres, l’éclat des blancs et surtout l’incomparable légèreté du burin poussé par une main à la fois capricieuse et sûre.

S. M.

 M. J. Friedländer, Lucas Van Leyden (Berlin, 1963). / J. Lavalleye, Lucas de Leyde. Peter Bruegel l’Ancien. Gravures (Arts et métiers graphiques, 1966).

Lucrèce

En lat. Titus Lucretius Carus, poète latin (Rome ? v. 98 - † 55 av. J.-C.).



L’auteur de De rerum natura

Peut-être naît-il à Rome, d’une famille qui comptait parmi les plus anciennes et les plus illustres. Sa profonde connaissance de la poésie et des philosophies grecque et latine indique en tout cas une éducation soignée. D’après les additions de saint Jérôme* à la Chronique d’Eusèbe, victime d’un philtre d’amour, il aurait composé le De rerum natura pendant les intervalles de lucidité que lui laissaient ses crises et se serait suicidé. Si cette tradition ne paraît guère vraisemblable, il reste que la vie de Lucrèce est pratiquement inconnue. On ne sait pas mieux si Cicéron* fut son réviseur et son éditeur.

Le De rerum natura, dédié à Caius Memmius Gemellus, gouverneur de la province de Bithynie en 57, est un exposé didactique, en six livres, de la physique et de la morale épicuriennes. Le livre premier, qui s’ouvre par une brillante invocation à Vénus, indique, outre les maux causés par la religion, que le monde est composé d’atomes indestructibles et indivisibles, et que rien ne se crée comme rien ne se perd. Le livre II traite du mouvement des atomes, amenés à se grouper sans intervention divine. Le livre III exprime l’identité du principe vital (anima) et du principe pensant (animus), composés d’atomes plus subtils que le corps. L’âme périt avec ce dernier, et une vie future n’est donc pas à craindre. Le livre IV explique le mécanisme de la connaissance : nos sensations ne se trompent pas si on les interprète sans illusions passionnelles. Le livre V raconte l’histoire de l’univers et de l’homme ; le monde est constitué par des éléments périssables dus à une rencontre fortuite des atomes ; l’évolution de l’humanité est solidaire du progrès. Le livre VI a pour objet des phénomènes naturels, qui n’ont point pour cause la colère des dieux, mais qui s’expliquent d’eux-mêmes — telles les épidémies (ainsi la peste d’Athènes).


L’inquiétude lucrécienne

Poignante interrogation sur le destin de l’homme et de l’univers, le poème de Lucrèce, en dépit d’admirables intuitions scientifiques qui se voudraient optimistes, se révèle comme un constat de désespoir. Qu’est l’être humain, à ses yeux, sinon un corps jeté absurdement, malgré lui, dans le monde, contraint, dénué de tout, à vivre une vie qu’il n’a pas réclamée (« Et l’enfant ? Semblable à un matelot que les flots furieux ont rejeté sur le rivage, il gît tout nu, par terre, incapable de parler, dépourvu de tout ce qui aide à vivre », V, 222-224) ? Cette étrangeté d’être pousse inexorablement chacun à une tragique sensation d’insécurité : angoisse de l’infini, vertige métaphysique (« Lorsque, relevant la tête, nous contemplons les espaces célestes [...] et les étoiles scintillantes [...] alors une angoisse, jusque-là étouffée en notre cœur sous d’autres maux, s’éveille et commence à relever la tête », V, 1204-1208), mais aussi conscience de la contradiction fondamentale d’une nature apaisée et rayonnante (livres I et II) autant qu’hostile (livres I et V) ou indifférente à la condition humaine (« Nous usons le fer des charrues et les champs nous donnent en retour à peine le nécessaire, tant ils sont avares de leurs fruits », II, 1162-1163). Cette angoisse tapie au cœur de l’être est le sentiment le plus aigu, d’autant plus vif qu’il est irrationnel (« C’est sans raison que le genre humain roule dans son cœur les flots amers de ses tourments », VI, 33-34), qu’il est issu des zones obscures de l’instinct (« Toi qui es sans cesse hanté par des songes, l’esprit tourmenté par une vaine terreur, et sans jamais pouvoir trouver la source de ton mal », II, 1048-1050), et que toute fuite est impossible (« Chacun cherche à se fuir soi-même, mais, le plus souvent incapable d’y échapper, on reste attaché malgré soi à ce moi que l’on déteste », III, 1068-1069).