Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lucrèce (suite)

Quelle issue s’offre-t-elle ? Vers quelle transcendance se tourner ? Dieu est mort. Ou, s’il existe, il se moque de l’homme. Il ne peut fléchir le cours de notre condition (« Ne vois-tu pas [...] la puissance divine incapable de reculer les limites du destin, de lutter contre les lois de la nature ? », V, 309-310). Et, d’ailleurs, croire est-il possible ? La religion n’est rien d’autre qu’un asservissement à des rites sans fin (V, 1198-1203) ou l’acceptation de crimes sauvages, comme celui d’Iphigénie (I, 80-101). Telle est la déréliction humaine : nous sommes abandonnés dans les convulsions des éléments, menacés par la nature, sans que jamais se propose à l’esprit torturé le réconfort du divin.

Puisque les dieux se détournent, nous cherchons avidement à découvrir le salut en nous-mêmes, en chassant nos craintes et notre anxiété par ce qu’il y a de plus noble chez l’homme : l’amour. Or, ce que nous souhaitons le plus est aussi ce que nous atteignons le moins (« L’amour espère toujours que l’objet qui allume cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que combattent les lois de la nature [...] Rien ne pénètre en nous dont nous puissions jouir, sinon des simulacres, d’impalpables simulacres, misérable espoir que bientôt emporte le vent », IV, 1086 sq.). Suprême dérision de la vie : le principe de fécondité n’est qu’un leurre...

Et, en fin de compte, cette épreuve angoissante du vivre aboutit-elle à autre chose qu’à la mort (« Toujours la mort t’attendra, qui est, elle, éternelle », III, 1091) ? C’est vers la mort que l’homme est orienté tout entier. Mais, finalement, est-elle si terrifiante ? N’est-ce pas plutôt la libération d’un mal infini qui est « vivre » ? De là, pour Lucrèce, une soif de l’anéantissement, un appel du néant (« Pour qui n’a jamais savouré l’amour de la vie et qui n’a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n’être point créé ? » ; « Regarde maintenant en arrière et vois quel néant fut pour nous cette vieille période de l’éternité qui a précédé notre naissance. Voilà donc le miroir où la nature nous présente ce que nous réserve l’avenir après la mort [...]. N’est-il pas un état plus paisible que n’importe quel sommeil ? », V, 174-180, et III, 972-977). L’existence n’est qu’un long acheminement vers la ruine : dégradation de l’être humain (« Tout dépérit peu à peu et marche vers la bière, épuisé par la longueur du chemin de la vie », II, 1173-1174) et désagrégation du cosmos (« La porte de la mort, loin d’être fermée pour le ciel, pour le soleil et la terre, et les eaux profondes, leur est au contraire toute grande ouverte et se prépare à les engloutir dans son vaste bâillement », V, 373-375 [cf. les visions apocalyptiques de la fin du livre I]). Quel autre remède à cet état intolérable que la mort salvatrice ?

Tout effort pour se concilier le cours des jours est vain, tel est le message du poète par-delà vingt siècles. Son optimisme de doctrine n’est pas suffisant pour compenser son inquiétude radicale. Finitude, précarité et fragilité de l’existence, angoisse de l’être étranger dans la vie, voilà les grands thèmes de Lucrèce. Dans ce monde vide de Dieu où l’homme est condamné à mourir, l’univers voué à la disparition, il n’y a pas de place pour un souffle d’espérance.

A. M.-B.

➙ Atome / Matérialisme.

 J. Masson, Lucretius, Epicurean and Poet (Londres, 1907-1909 ; 2 vol.). / C. Dubois, Lucrèce, poète dactylique (Libr. universitaire d’Alsace, Strasbourg, 1935). / G. D. Hadzsits, Lucretius and his Influence (Londres, 1935). / O. Tescari, Lucretiana (Turin, 1935). / P. Nizan, les Matérialistes de l’Antiquité, Démocrite, Épicure, Lucrèce (Éd. sociales internationales, 1936 ; nouv. éd. Maspero, 1965). / A. Ernout, Lucrèce (Les Belles Lettres, 1947). / F. Giancotti, Il Preludio di Lucrezio (Turin, 1959). / P. Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme (P. U. F., 1963). / S. Fraisse, l’Influence de Lucrèce en France au xvie s. (Nizet, 1963). / M. Conche, Lucrèce (Seghers, 1967). / D. J. Furley, Two Studies in the Greek Atomists (Princeton, 1967).

Ludendorff (Erich)

Général allemand (Kruszewnia, Posnanie, 1865 - Tutzing, Bavière, 1937).


L’homme qui, en 1918, conduira finalement à sa perte l’orgueilleux empire de Guillaume II* est un Prussien né d’une mère suédoise ; il parle couramment le russe. Admis dans le grand état-major dès l’âge de vingt-huit ans, il y passe l’essentiel de sa carrière sous les ordres de Schlieffen puis de Moltke*. Colonel et chef de la section « opérations » en 1911, il met la dernière main au plan de campagne qui sera appliqué contre la France. En 1913, il commande comme général la 85e brigade à Strasbourg. Affecté à la mobilisation comme quartier-maître de la IIe armée Bulow, il commence la guerre par un coup d’audace : prenant à Liège, en plein combat, la tête d’une brigade dont le chef vient d’être tué, il fait capituler par surprise, le 7 août, la citadelle de la grande place belge. Le 22, il est expédié par Moltke en Prusse-Orientale comme chef d’état-major du vieux général von Hindenburg*, qu’il ne quittera plus jusqu’en 1918. Huit jours plus tard, par leur victoire de Tannenberg (26-30 août), tous deux sauvent le Reich d’une invasion russe. En novembre, ils sont investis du commandement de l’ensemble du front de l’Est (ou Oberost). À leur quartier général de Posen (Poznań) se rencontrent des personnalités politiques et militaires du « parti oriental », qui, estimant qu’une décision à l’ouest est devenue impossible, recherchent une solution de la guerre par une victoire militaire à l’est qui permettrait une paix séparée avec la Russie. Au sein de ce parti, qui a, dit-on, la sympathie du Kronprinz Frédéric-Guillaume, Ludendorff distille d’amères critiques contre la politique de demi-mesures de Falkenhayn, chef de la Direction suprême. Aussi, quand, en août 1916, l’Allemagne connaît pour la première fois de sérieuses difficultés tant à Verdun et sur la Somme que sur le front de Galicie, enfoncé par Broussilov* et menacé par l’intervention roumaine, l’équipe des sauveurs de l’Est est portée au commandement suprême par un irrésistible courant de l’opinion publique. Le 29 août 1916, Ludendorff cède à Brest-Litovsk le commandement de l’Oberost au prince Léopold de Bavière (1846-1930) et s’installe avec Hindenburg à Pless ([auj. Pszczyna] Silésie) à la tête de la Direction suprême. Dès lors, couvert par Hindenburg, qui représente pour lui une sorte de symbole dont le peuple a besoin, Ludendorff, qui a pris le titre de premier quartier-maître général, instaure à son profit le commandement unique des forces de la Quadruplice et étend peu à peu son pouvoir dictatorial à l’ensemble de la conduite militaire et politique de la guerre. En 1917, il cautionne la guerre sous-marine et porte toute son attention à la mise hors de cause de la Russie ; dès l’annonce de la révolution de mars à Petrograd, il accède à la demande formulée de Suisse par Lénine* de traverser l’Allemagne et l’aide à gagner la Russie avec trente de ses compagnons (avril), car c’est en lui seul qu’il voit la possibilité de mettre rapidement un terme à la guerre sur le front oriental. Lors de la crise politique qui entraîne la démission de Bethmann-Hollweg (juill.), Ludendorff, toujours flanqué de Hindenburg, n’hésite pas à intervenir directement en recevant les chefs des partis politiques à Berlin : les chanceliers, désormais, ne pourront plus être nommés sans son accord. Véritable dictateur de l’Allemagne, il espère encore, après l’armistice de Brest-Litovsk, forcer le destin et gagner la guerre en jetant l’ensemble de ses forces (dont 700 000 hommes ramenés du front russe) contre les Franco-Anglais avant que l’intervention militaire américaine se fasse sentir sur le front occidental.