Lucrèce (suite)
Quelle issue s’offre-t-elle ? Vers quelle transcendance se tourner ? Dieu est mort. Ou, s’il existe, il se moque de l’homme. Il ne peut fléchir le cours de notre condition (« Ne vois-tu pas [...] la puissance divine incapable de reculer les limites du destin, de lutter contre les lois de la nature ? », V, 309-310). Et, d’ailleurs, croire est-il possible ? La religion n’est rien d’autre qu’un asservissement à des rites sans fin (V, 1198-1203) ou l’acceptation de crimes sauvages, comme celui d’Iphigénie (I, 80-101). Telle est la déréliction humaine : nous sommes abandonnés dans les convulsions des éléments, menacés par la nature, sans que jamais se propose à l’esprit torturé le réconfort du divin.
Puisque les dieux se détournent, nous cherchons avidement à découvrir le salut en nous-mêmes, en chassant nos craintes et notre anxiété par ce qu’il y a de plus noble chez l’homme : l’amour. Or, ce que nous souhaitons le plus est aussi ce que nous atteignons le moins (« L’amour espère toujours que l’objet qui allume cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre : illusion que combattent les lois de la nature [...] Rien ne pénètre en nous dont nous puissions jouir, sinon des simulacres, d’impalpables simulacres, misérable espoir que bientôt emporte le vent », IV, 1086 sq.). Suprême dérision de la vie : le principe de fécondité n’est qu’un leurre...
Et, en fin de compte, cette épreuve angoissante du vivre aboutit-elle à autre chose qu’à la mort (« Toujours la mort t’attendra, qui est, elle, éternelle », III, 1091) ? C’est vers la mort que l’homme est orienté tout entier. Mais, finalement, est-elle si terrifiante ? N’est-ce pas plutôt la libération d’un mal infini qui est « vivre » ? De là, pour Lucrèce, une soif de l’anéantissement, un appel du néant (« Pour qui n’a jamais savouré l’amour de la vie et qui n’a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n’être point créé ? » ; « Regarde maintenant en arrière et vois quel néant fut pour nous cette vieille période de l’éternité qui a précédé notre naissance. Voilà donc le miroir où la nature nous présente ce que nous réserve l’avenir après la mort [...]. N’est-il pas un état plus paisible que n’importe quel sommeil ? », V, 174-180, et III, 972-977). L’existence n’est qu’un long acheminement vers la ruine : dégradation de l’être humain (« Tout dépérit peu à peu et marche vers la bière, épuisé par la longueur du chemin de la vie », II, 1173-1174) et désagrégation du cosmos (« La porte de la mort, loin d’être fermée pour le ciel, pour le soleil et la terre, et les eaux profondes, leur est au contraire toute grande ouverte et se prépare à les engloutir dans son vaste bâillement », V, 373-375 [cf. les visions apocalyptiques de la fin du livre I]). Quel autre remède à cet état intolérable que la mort salvatrice ?
Tout effort pour se concilier le cours des jours est vain, tel est le message du poète par-delà vingt siècles. Son optimisme de doctrine n’est pas suffisant pour compenser son inquiétude radicale. Finitude, précarité et fragilité de l’existence, angoisse de l’être étranger dans la vie, voilà les grands thèmes de Lucrèce. Dans ce monde vide de Dieu où l’homme est condamné à mourir, l’univers voué à la disparition, il n’y a pas de place pour un souffle d’espérance.
A. M.-B.
➙ Atome / Matérialisme.
J. Masson, Lucretius, Epicurean and Poet (Londres, 1907-1909 ; 2 vol.). / C. Dubois, Lucrèce, poète dactylique (Libr. universitaire d’Alsace, Strasbourg, 1935). / G. D. Hadzsits, Lucretius and his Influence (Londres, 1935). / O. Tescari, Lucretiana (Turin, 1935). / P. Nizan, les Matérialistes de l’Antiquité, Démocrite, Épicure, Lucrèce (Éd. sociales internationales, 1936 ; nouv. éd. Maspero, 1965). / A. Ernout, Lucrèce (Les Belles Lettres, 1947). / F. Giancotti, Il Preludio di Lucrezio (Turin, 1959). / P. Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme (P. U. F., 1963). / S. Fraisse, l’Influence de Lucrèce en France au xvie s. (Nizet, 1963). / M. Conche, Lucrèce (Seghers, 1967). / D. J. Furley, Two Studies in the Greek Atomists (Princeton, 1967).