Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

Au cœur de ces disparités, il subsiste une cohérence de l’intention littéraire. L’Écriture (la Bible) se défait dans les multiples écritures des traductions ; le domaine intellectuel de l’écrivain se différencie de plus en plus des autres champs de la connaissance, en même temps que l’imprimerie ôte à la graphie son caractère « savant » originel. Mais, par cette double progression, la littérature, d’une part, retrouve ses sources populaires et le besoin d’un accord avec le public le plus large, et, d’autre part, aspire à produire ce livre premier et unique, qui, parent du livre sacré, assurerait à la littérature profane, née et nourrie de l’histoire, la maîtrise du devenir. Par quoi, la création du livre n’est jamais que la parodie de la Création. L’indéfini et la multiplicité des littératures paraissent un commentaire infini sur la conscience du passage et sur le souhait de renaître à la totalité. Toute littérature profane est celle de l’éveil du sujet, mais sa langue fabriquée — par opposition à la parole donnée du livre sacré — accumule les signes de la mort, qui font du littéraire une manière de phénix.

J. B.

➙ Afrique noire [Littérature de style oral] / Colportage (littérature de) / Écriture / Jeunesse (littérature pour la) / Langage / Langue / Langues / Linguistique / Orphée / Poésie / Poétique / Policière (littérature) / Populaire (littérature) et littérature populiste / Roman / Sémiologie.

 H. et N. Chadwick, The Growth of Literature (Cambridge, 1932-1940 ; 3 vol.). / Histoire des littératures (Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1955-1959 ; 3 vol.). / M. Soriano, les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires (Gallimard, 1968).


Les problèmes modernes de la littérature

Avec le progrès de la bourgeoisie, la révolution industrielle et ses conséquences, la parole imprimée a constitué le lieu privilégié du dialogue de l’homme en société avec ses prédécesseurs, ses contemporains et sa postérité. Le livre et l’écrivain semblent concentrer et résumer la situation esthético-imaginaire de la communauté. Ils disent indirectement la tradition, la collectivité et son progrès, mais aussi la singularité du sujet. Le lecteur-consommateur et l’auteur-producteur, séparés, communiquent dans ces êtres d’absence que sont le livre et l’imaginaire. L’individu confirme son individualité en même temps qu’il participe d’un discours communautaire dont il ne saisit jamais la totalité, que seuls les historiens essaient de reconstituer. Il n’y a pas d’antinomie entre la culture littéraire et la littérature vivante, parce que la création et la lecture sont affaires individuelles, que le moi personnel, l’homologue des « moi » de la société et des temps humains, reste cependant unique. Indissociables d’une conscience claire de l’histoire et d’une littérature laïcisée, le livre et la lecture appartiennent au domaine privé et assurent la communication par la primauté de la culture savante sur la culture populaire. La notion de création devient particulièrement restreinte, limitée à un certain processus de forme livresque et qui suppose un certain type de réflexion ou de recherche formelle. Le rapport du créateur avec le réel et sa communauté repose alors sur une contradiction : seul un être d’élite peut exprimer la réalité de ses contemporains et rapporter leur situation à la continuité humaine. La littérature semble supposer l’accord du devenir et de la pérennité, l’harmonie quasiment préétablie du sujet et de son groupe. Dans cette perspective, la création se définit comme un mystère et en même temps comme une nécessité adaptée aux besoins d’une société cultivée, mais géographiquement et socialement circonscrite, qui trouve dans le livre seul le moyen de diffusion capable d’apparenter les sujets sans les réunir. Une telle conception de la littérature, tenue pour invariante, paraît désormais un postulat ou une hypothèse, une hypothèse usée, remarque Robert Escarpit. La révolution moderne des media et la modification des structures de l’éducation rompent l’équilibre d’une littérature à la fois individualiste et humaniste. Le triple rapport de l’œuvre au créateur, au lecteur et à l’ensemble des œuvres devient problématique et, par son incertitude, commande le processus de l’écriture. L’audio-visuel impose la primauté de l’image réelle sur l’image mentale, élaborée par la lecture et toujours labile ; les moyens d’information modifient le statut de l’écrivain révélateur de son temps ; la radio et la télévision nous installent dans un village à la dimension de la Terre, suivant la thèse de Marshall McLuhan (né en 1911), sans dessiner cependant aucune nouvelle cohésion. La cohérence et l’ordre, nés du rapport défini du sujet et du réel — fût-ce celui de la révolte —, disparaissent. La crédibilité, substitut de la vraisemblance classique, perd tout point d’appui face à l’éclatement du monde interne et du monde externe. Sur l’écran, sur les ondes, tout devient narration : la spécificité d’une littérature toujours redevable à quelque récit paraît douteuse. L’obsession d’une littérature pure, sans doute héritée en France de Mallarmé*, mais aussi manifeste dans les lettres hispano-américaines et américaines, traduit un effort de différenciation et d’opposition des modes d’expression, et correspond à un délicat travail de mise au point d’images irréductibles à celles des spectacles et des discours quotidiens. Le thème-objet des romans d’Alain Robbe-Grillet* (en particulier dans la Maison de rendez-vous, 1965) installe dans l’œuvre les realia, pour mieux bannir toute duplication ou reproduction de la réalité. Que pourrait un nouveau Balzac contre le cinéma et l’histoire de notre société racontée par nos journaux. Ainsi ramenée à elle-même, la littérature comme objet est certainement devenue fragile. Livre de poche, le livre se jette ; les éditeurs songent au livre de l’avenir, qui sera une annexe, une dépendance, une illustration de l’image et du son. Ainsi minorisé, l’écrit devient soit un élément neutre, soit la trace de quelque logos — ce qui n’est jamais qu’une manière d’avouer qu’on ne sait quelle fonction ou quelle place attribuer à la parole privée de l’écrivain : « Comme on l’a déjà dit bien souvent, l’écrivain est celui qui ne sait et ne peut penser que dans le silence et le secret de l’écriture, celui qui sait et éprouve à chaque instant que, lorsqu’il écrit, ce n’est pas lui qui pense son langage, mais son langage qui le pense, et pense hors de lui » (Gérard Genette, Raisons de la critique pure [Figures II, 1969]). La question traditionnelle du réalisme (« Que peuvent les arbres dans les livres contre les arbres du réel ? » a demandé Yves Berger) se trouve renouvelée et placée dans le domaine des modes d’expression : que peuvent-ils contre les arbres du cinéma, de la photographie et les bruissements de feuillages que fait entendre la radio ?