Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

Sacrée, la littérature est absorbée dans le religieux ; orale, elle l’est dans les traditions de la communauté. La littérature écrite et profane, qui nous semble aujourd’hui la norme, est chose tardive. Aussi longtemps qu’elle ne s’identifie pas strictement à l’écrit, la littérature se distingue mal de l’ensemble des arts, en particulier de la musique et de la danse ; bien de tous, le champ esthétique est homogène. Les principes de composition, les règles de rhétorique et les classifications de nos poétiques, de nos critiques ne se conçoivent pas dans une création d’ordre mnésique. Ainsi insérée dans la communauté, la littérature pour la littérature reste inconnue, et les parts morales, politiques, techniques et artistiques d’un texte — voir les Travaux et les jours d’Hésiode — ne diffèrent pas essentiellement. La fixation par la graphie rompt l’unité première du corpus des œuvres et modifie les procédés de composition du discours. Le rapport de l’auteur au public, du lecteur au texte, de l’écrivain à la tradition devient personnel ; les illettrés et les analphabètes sont rejetés d’un vaste domaine de l’expression. Archives et bibliothèques sont nécessaires. Dès le ive s. av. J.-C. sont réunies en Grèce les conditions d’une littérature « moderne ». À Alexandrie se forme un public averti ; apparaissent des œuvres indépendantes de toute forme de récitation ; les divers genres sont définis de manière étroite, par respect et codification de la tradition, et afin de gouverner un travail de création non plus destiné à la collectivité, mais aux hommes de lettres. Bien des querelles littéraires de l’histoire française sont issues de ces lointaines prémices. L’écrit suscite une poésie composée pour les yeux : les vers de la Syrinx, du Grec Théocrite, précurseurs des Calligrammes d’Apollinaire, dessinent les neufs tuyaux de la flûte de Pan. Il entraîne le commerce du livre et le développement de la librairie, et il permet ainsi la naissance du roman à Rome. Les structures énumératives, coutures apparentes, qui facilitent la récitation et maintiennent l’attention du public, disparaissent. Le langage de l’auteur se définit de manière différentielle : par son originalité ; le public ne crée pas tant l’œuvre, semble-t-il, qu’il n’est créé par elle. Tout paraît sortir de l’écrivain. L’invention et le développement de l’imprimerie achèveront cette évolution : le statut mixte du texte médiéval, écrit, mais aussi diffusé oralement, s’effacera. En même temps se posera le problème de la nature de la littérature : la généralisation de l’imprimé abolit les limites du littéraire ; les progrès des connaissances font passer la physique, l’histoire, l’étude de la nature du côté du discours scientifique et élaborent une littérature technique. Sous la forme de la littérature dite « populaire », opposée à la littérature dite « savante », l’écrit et l’imprimé recueillent la littérature orale, délaissée par les créateurs, et touchent ainsi un vaste public, difficile, cependant, à circonscrire exactement et qui varie à la faveur des mouvements sociaux et des modifications de l’éducation. En France, cette littérature de colportage réunit éléments profanes et sacrés, folkloriques, légendaires et historiques ; elle devient nettement populaire au xviie s., après avoir retenu jusque-là l’intérêt des gens de robe et des commerçants enrichis. Elle constitue une sous-littérature à laquelle succéderont au milieu du xixe s. les romans-feuilletons, résultats des progrès de l’imprimerie et des transformations de la presse. Les Contes de Perrault présentent un cas d’échange entre les domaines populaires et savants, entre l’oral et l’écrit, analysé par Marc Soriano. La diffusion de l’imprimé a eu pour conséquence de corriger la restriction de l’imaginaire, liée à l’utilisation de la graphie, et de restituer l’importance du collectif dans la création. Le roman-feuilleton, le roman populaire montrent à quel point l’univers littéraire est autonome, régi par des lois qui, non formelles, naissent de la « psyché » communautaire. Leur fausseté intrinsèque nous renseigne mieux sur la nature du fait littéraire que les grandes œuvres et désigne un rapport d’aliénation au réel. Elle suggère l’existence d’un champ commun aux littératures savantes et populaires : celui des présupposés culturels, des habitudes syntaxiques, lexicales et des idéologies, partagés et métamorphosés par les diverses classes de la population. La radio et la télévision obligent l’écrit à s’allier à la parole. Les leçons de l’imprimé ne suffisent plus pour rendre compte de l’écriture d’auteurs nourris, dès l’enfance, d’airs populaires, de récits fugaces entendus et d’images ; il faut deviner, plus ou moins secrète, une rhétorique vocale. Le domaine des influences s’élargit ; la littérature écrite devient permissive et doit choisir entre l’acceptation de la contamination orale, qui entraîne l’adhésion du social et au social, et le maintien d’une spécificité seulement artificielle. La notion de classique, généralement associée à la tradition littéraire savante, renvoie aux canons et aux normes de l’œuvre belle et réussie, et tend à oblitérer l’historicité de la création, conservatoire, aujourd’hui, d’une sensibilité passée. Elle correspond aussi à une réflexion arbitraire qui a pour fonction d’actualiser et d’adapter le texte ancien aux cadres socio-cognitifs présents. Le panthéon littéraire, lieu d’une relecture constante inscrite dans le devenir, assure par là même la pérennité des œuvres.

L’espace géographique et culturel définit des aires littéraires en termes de sensibilité, de sagesse, de mythes. L’espace nord-américain suscite une littérature de l’isolement et de l’entreprise, du présent et de l’avenir. Le mouvement de la conquête du continent (Est-Ouest) organise l’argument de nombres d’œuvres contemporaines. Comme l’a montré Yvor Winters (Maule’s Curse, 1938 ; trad. fr. Aspects de la littérature américaine), le protestantisme et la notion de prédestination fondent une littérature romanesque symbolique, tandis que le catholicisme, qui privilégie les actes comme moyen du salut, fait prédominer le roman réaliste et moral, dont, après tout, les Vies de saints sont les ancêtres. Aussi, en Occident, sous des formes diverses selon les genres, prévalent la biographie et la représentation de l’individu historique. L’Orient lie la création littéraire à « un synchronisme contemplatif où l’extrême détail conduit instantanément à l’extrême unité. Par un tel pont se font sans intermédiaire ni intermittence un aller de l’apparence au symbole et un retour du raffiné au naturel » (Raymond Schwab, « Domaine oriental », dans Histoire des littératures). On peut distinguer une aire du Pacifique où l’insularité est déterminante. Un rapport psychologique, un mythe identifient parfois presque strictement une littérature nationale : aux États-Unis, l’obsession du père et du grand-père structure maint argument romanesque, dramatique ou poétique ; au Canada français, le personnage de la mère est presque toujours particulièrement typé, parce qu’il figure l’identité culturelle francophone. Enfin, le statut même de l’écrivain influence l’évolution de la littérature en modifiant sa finalité extrinsèque, en la confondant plus ou moins avec une adhésion aux conventions sociales dominantes.