Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

Face à ces pressions, le champ littéraire se modifie. La fiction du xixe s. (roman, poésie, théâtre) est une fiction de la totalité : en s’exprimant, le créateur représente le monde, dit le réel qui le possède, mais dont il est aussi le propriétaire par sa parole, son intelligence et parfois par son argent. Indissolublement information sur quelque chose et style, l’écriture repose sur le couple mot-objet et constitue le moment verbal, qui se saisit d’une entité — l’idée — et du concret. Addition au réel, la littérature est aussi réductible au réel. De la subjectivité romantique à l’impassibilité naturaliste, le dogme ne change pas. Même lorsqu’elle se place sous le signe du beau et du non-engagement, la littérature conserve des fins para-littéraires ; elle reste l’illustration d’un sens clairement défini et préalable. Faute de refuser le quelque chose à dire, estime-t-on aujourd’hui, elle court le risque de devenir reportage, tout reportage étant lui-même partiellement littérature, parce que son rapport n’est pas innocent et qu’il appose à l’information la structure de la narration et les éléments déformants de tout texte, autant de significations produites et ajoutées. Le naturel, le vraisemblable, le crédible, le vrai sont autant d’illusions : il ne peut y avoir de signifiés et de réalité seulement représentés ; toute parole est génération de sens. Par là, une dualité marque toujours l’œuvre : la signification fixée, exposée et celle qui s’invente, qui se tisse dans le moment même de l’écriture. Selon cette perspective apparaissent de nouveaux partages de genres, qui ne renvoient à aucune norme, à aucun art poétique, mais qui résultent de l’usage que l’écrivain veut faire de l’écriture. Roland Barthes (né en 1915) a distingué naguère écrivain et écrivant ; en associant délibérément information et récit, Paul Bodin, avec Une jeune femme (1969), et Alain Prévost, avec Grenadou (1966), proposent le roman-information, auquel s’essayent Truman Capote* avec De sang-froid (In Cold Blood, 1966) et Norman Mailer* avec les Armées de la nuit (1968) et Miami et le siège de Chicago (1968). Les moyens d’expression proprement littéraires sont mis au service de l’actualité comme histoire. Le roman devient chronique et rappelle l’étroite parenté, en morphogenèse, de la prose et de l’histoire. Cette forme narrative est issue des travaux sociologiques contemporains : le document devient récit chez Oscar Lewis (les Enfants de Sanchez, 1961 ; La Vida, 1966) ; avec la Foule solitaire (1964), David Riesman, offre une appréhension synthétique de l’Amérique, qui ne doit rien à la sociographie et récuse tous les réalismes romanesques. Hemingway* croyait pouvoir tirer de l’écriture journalistique une théorie de la création littéraire ; illusion que dénonce le roman-reportage, qui, étant d’abord une enquête, veut mettre à jour les événements et les significations existants et établis. L’idée d’un contenu de l’œuvre que refuse Susan Sontag (Against Interpretation ; tr. fr. L’œuvre parle, 1968), parce qu’elle y voit une des principales gênes de la création, se donne là non pas comme constitutive de l’écriture, mais comme un mode de l’examen, de l’assertion et du jugement. Devenant témoin, le créateur reconnaît qu’il ne détient plus rien ; l’enquête est la forme moderne de l’exotisme, où s’exprime le déracinement du sujet. Susan Sontag rapproche la situation de l’écrivain contemporain de celle de l’ethnographe, définie par Lévi-Strauss* : « On n’échappe pas au dilemme : ou bien l’ethnographe adhère aux normes de son groupe, et les autres ne peuvent lui inspirer qu’une curiosité bien passagère dont la réprobation n’est jamais absente ; ou bien il est capable de se livrer totalement à elles, et son objectivité reste viciée, du fait qu’en le voulant ou non, pour se donner à toutes les sociétés, il s’est au moins refusé à une. » Ou l’écrivain est possédé par sa communauté et vit dépaysé dans son propre groupe, ou il fait sécession et se condamne à ne rien saisir. Dans les deux cas, il confirme son aliénation, qu’il assimile volontiers, tel Philippe Sollers (né en 1936), à celle du prolétaire. Le langage paraît un moyen d’échange aussi perverti que l’argent ; le fétichisme de la marchandise, de l’objet provoque celui du mot-représentation. Chacun doit créer la langue qui échappe à cet asservissement du réel. Roland Barthes suggère de restreindre le verbe écrire à son usage intransitif. Au roman-information, qui fait de la représentation le moyen de l’enquête, s’oppose la littérature « littéraire ». Sollers note que « le langage a une fonction profondément négative — qui n’est pas fait pour nommer quoi que ce soit de particulier, mais l’absence de ce qu’on nomme ». Étrange proposition, qui préserve le signifiant et récuse le signifié, qui refuse d’admettre que toute nomination est nomination de quelque chose en l’absence de la chose, mais qui, par là même, donne à la langue et à l’écriture leur dynamique propre. Indépendamment du signifié, la parole construit un sens ; écrire, c’est se libérer des limites du réel, parce que c’est inventer une langue et une signification dans le champ clos de la littérature : le réalisme est impossible. La quête du monde devient théorie, et les correspondances de l’écriture, rapports. Il faut se placer devant l’extérieur comme devant un texte, et non pas un spectacle ; aucun sens ne se donne défini, mais il est à faire par la lecture et par l’écriture. L’œuvre doit proliférer à partir d’elle-même.

Il résulte que la seule littérature vivante est celle qui se compose ou qui se lit, celle qui est activité ; toute culture littéraire constituée et fixée se trouve frappée, par définition, de caducité, puisqu’elle prétend retenir un sens invariant et le transmettre ; au mot-objet des différents réalismes s’associent la culture-objet, la vérité-objet et l’enseignement-objet, qui font de l’échange littéraire l’analogue de la circulation de la monnaie. Or, ce n’est pas l’Iliade qui peut expliquer Personnes ou Nombres par exemple. C’est le roman de Jean-Louis Baudry ou celui de Sollers qui peut permettre une nouvelle lecture du texte d’Homère (Jean Ricardou). À la pseudo-continuité d’une histoire de la littérature, substitut fallacieux d’une culture littéraire qui reconnaîtrait l’écriture comme détermination de toute pensée et qui rejetterait la confusion de cette culture et de la pensée spéculative, il faut préférer une conception unitaire de la littérature non pas une fois pour toutes produite, écrite, mais dont la totalité se produit et s’écrit, se reproduit, se récrit avec chaque lecteur présent, avec chaque écrivain présent, qui, remarque Borges*, « crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur. » La littérature vivante est une présence intemporelle dans la mesure où tout scripteur peut interférer avec le passé. L’auteur est, de fait, multiple, comme le précise William S. Burroughs* en tête de Nova Express (1964) : « Une extension de la méthode cut up, de Brion Gysin, a été développée dans ce livre, qui est en conséquence une composition de plusieurs écrivains vivants et morts. » La littérature paraît un champ plastique ; son histoire ne se confond pas avec son devenir, mais avec une vaste fiction dont l’auteur est invisible et chaque écrivain une manifestation. Une telle conception est, chez les écrivains français, une attitude polémique qui dénonce surtout l’histoire littéraire comme une science asservie à l’ordre chronologique et au lien de parenté entre l’auteur et l’œuvre — qui naît aussi de la mémoire littéraire générale bien vivante. Il y a là moins d’originalité qu’il ne semble : l’époque alexandrine a tenté de circonscrire le corpus littéraire et de définir sa régulation interne par la rhétorique — une méditation sur le langage — ; nos classiques, avec l’imitation créatrice, marquent leur claire conscience de leur inscription dans l’ensemble littéraire et la volonté d’user de cette situation comme moyen d’invention : la littérature est le relais de la littérature. Et il en fut de même pour Samuel T. Coleridge, Hugo* ou Balzac*. L’écrivain contemporain s’attache surtout à distinguer le littéraire du non-littéraire ; seule importe l’œuvre qui appelle une autre œuvre. Cette séquence nécessaire assure l’indépendance de la création, qui est à elle-même sa propre détermination. Les notions de genèse et de sources, héritées de l’histoire et du positivisme, celle d’une finalité explicitement idéologique de l’écriture (l’engagement) sont des déformations extérieures et arbitraires de l’objet littéraire. Les différents textes d’un auteur et de divers auteurs doivent être tenus comme autant de variations les uns des autres. Tout livre établit des rapports intertextuels et intratextuels. L’effort contemporain est de trouver une théorisation de la littérature qui naisse de la littérature et cependant la situe dans le contexte humain. Par là, toute création est critique, mais, dans sa tentative de théorisation, court le risque de devenir extérieure à la littérature. Sollers veut refermer la littérature sur elle-même et aussi la lier à un projet révolutionnaire calqué sur le marxisme — il n’est pas sûr que le rapport qu’il établit ainsi soit autre chose qu’une futile comparaison ; Maurice Blanchot (né en 1907) donne un aspect éthique et métaphysique à une méditation similaire, qui place l’exercice littéraire du côté de la nuit et de la mort. Il y a sans doute une part inthéorisable de la littérature, parce que, comme le souligne Tzvetan Todorov, toute théorie présuppose un langage externe à la littérature. Les frères ennemis du « nouveau roman » et de Tel Quel essaient, cependant, de réduire cette antinomie par une formalisation de leur entreprise créatrice. Mais ils ne peuvent empêcher que tout art poétique soit distinct des œuvres.