Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Liszt (Franz) (suite)

Puis ce sera Rome ou ses environs, où la princesse s’est installée dès 1860 pour surveiller la procédure de son divorce en vue d’un remariage avec Liszt (projet qu’elle défendra avec une grande énergie contre les intrigues du Vatican, sans parvenir jamais à un but que Liszt semble avoir de moins en moins souhaité au fil des ans). En 1863, Liszt vit dans une semi-retraite au couvent des Oratoriens de La Madonna del Rosario, où le pape lui fait visite et l’entend jouer la Légende de saint François de Paule. En 1865, après un récital au palais Barberini, il reçoit les ordres mineurs et loge au Vatican. En 1868, il se retire pour faire des études théologiques à Grottamare ; puis il réside à la Villa d’Este, d’où il se rend fréquemment à Rome chez la princesse. Il est chanoine honoraire de Sant’Albano à Rome (1879), et c’est là encore que des concerts célèbrent son soixante-dixième anniversaire.

Enfin, il va à Budapest, où, dès 1865, est créée la Légende de sainte Élisabeth. Deux ans plus tard, on exécute aux fêtes du couronnement de François-Joseph, roi de Hongrie, sa Messe du couronnement. Ses cinquante ans de carrière sont célébrés en 1873. Liszt préside à l’ouverture de l’Académie royale de musique (1875) ; ce sera là, avec Rome et Weimar, le troisième foyer où viendront le suivre ses disciples.

Hormis ces trois points où Liszt passe toujours une part de chaque année — Weimar, Rome, Budapest —, il ne faut pas négliger les visites à Paris : 1861, 1864 (rencontre avec Marie d’Agoult), 1865 (Messe de Gran à Saint-Eustache), 1878 (présidence du jury de l’Exposition universelle), 1886 (Messe de Gran et Légende de sainte Élisabeth au Trocadéro). Différents concerts le conduisent encore à Vienne en 1874, à Liège et à Londres en 1886, l’année de sa mort à Bayreuth, ce qui nous ramène à ses enfants et à ses relations avec Wagner.

Daniel est mort en 1859, Blandine en 1862 ; seule demeure Cosima, qui s’était éprise de Wagner ; Liszt se rend à Triebschen en 1867 pour empêcher l’inévitable : Cosima et Richard se marient en 1870 à Lucerne. Deux ans plus tard, Liszt mettra fin à la brouille avec sa fille et Wagner, venus lui rendre visite à Weimar, et ira les voir à Bayreuth. Il y retournera pour les représentations wagnériennes en 1875 et 1876. Après la mort de Wagner (1883), c’est sur l’instance de Cosima, plus soucieuse du prestige du festival de Bayreuth que de la santé compromise de son père, qu’il assiste à Parsifal et à Tristan avant de mourir quelques jours plus tard. Après d’innombrables calomnies, cabales et écrits mensongers, la comtesse d’Agoult, que des crises de déraison avaient amenée souvent dans la clinique du docteur Blanche, s’était éteinte en 1876. La princesse de Sayn-Wittgenstein, essentiellement préoccupée de ses nombreux écrits concernant la réforme de l’Église catholique, meurt un an après Liszt. Ces deux femmes excessives et brillantes, qui furent pour Liszt des compagnes passionnantes et acharnées, sont responsables de la plus grande part de ses écrits.

Cette étrange dernière partie de la vie du musicien, si différente de la jeunesse du virtuose et de la maturité du chef d’orchestre, partagée entre le mysticisme et la sensualité mondaine, entre l’enseignement et la création, entre la composition de musique sacrée dans un esprit de réforme incompris par le Vatican et la découverte personnelle d’un langage musical qui laisse entrevoir la révolution atonale, a situé Liszt dans une sorte de gloire en marge, et il ne semble pas que ses contemporains aient compris ce vieil âge, qu’ils n’avaient point prévu et qui les scandalisait quelque peu. On prendra la mesure de ce malaise en face d’un génie incommensurable en lisant ces lignes adressées par Liszt à Odön Mihalovics (1842-1929) :

« Tout le monde est contre moi. Catholiques, car ils trouvent ma musique d’église profane, protestants car pour eux ma musique est catholique, francs-maçons car ils sentent ma musique cléricale ; pour les conservateurs je suis un révolutionnaire, pour les « aveniristes » un faux jacobin. Quant aux Italiens, malgré Sgambati, s’ils sont garibaldiens, ils me détestent comme cagot, s’ils sont côté Vatican, on m’accuse de transporter la grotte de Vénus dans l’église. Pour Bayreuth, je ne suis pas un compositeur, mais un agent publicitaire. Les Allemands répugnent à ma musique comme française, les Français comme allemande, pour les Autrichiens je fais de la musique tzigane, pour les Hongrois de la musique étrangère. Et les Juifs me détestent, moi et ma musique, sans raison aucune. »

Comment des pages aussi désabusées ont-elles pu naître sous la plume d’un homme d’action infatigable jusqu’à son dernier jour, d’un ami passionné qui s’est dévoué à la cause de Berlioz et de Wagner, parmi tant d’autres, sans prendre garde à leur ingratitude, d’un esprit insatiable de curiosité bienveillante qui, sur la fin de sa vie, se passionnait pour la musique des Cinq Russes ? Il semble que le créateur lui-même ait complètement analysé, non sans un certain désenchantement, ce que sa vie et son œuvre offraient d’un peu trop aveuglant au regard de ses semblables. Tant il est vrai qu’aujourd’hui encore il s’en faut qu’on mesure justement l’une et l’autre sans les minimiser, s’en remettant encore trop souvent à ce qu’il disait lui-même à ses élèves : « Je peux attendre. »


L’œuvre pour piano

Elle est sans doute plus abondante que chez tout autre grand musicien et n’a pas encore fait l’objet d’une édition exhaustive.


Les études

Les études de Liszt forment un ensemble moins cohérent que celles de Chopin, moins méthodique aussi dans le traitement didactique de la difficulté instrumentale. Elles portent presque toutes des titres, et, de fait, l’évocation poétique surpasse encore le propos technique dans les plus belles. Les Études d’exécution transcendante et les Grandes Études de Paganini existaient déjà dès les premières années à Paris, mais elles ont été complètement transformées dans les versions ultérieures. Les Grandes Études de Paganini sont les plus proches de la conception traditionnelle (la Chasse, la Campanella, étude en la mineur), mais surclassent en audace pianistique tout ce qui s’est fait jusqu’alors, y compris Chopin. Les Études d’exécution transcendante résument la somme des problèmes techniques posés par le piano lisztien. Les plus grands compositeurs-pianistes qui suivront n’imagineront rien de plus téméraire dans l’ordre de la virtuosité, mais tous y puiseront (Albeníz, Ravel, Rachmaninov, Prokofiev). Néanmoins, c’est au-delà de cette stupéfiante démonstration que se communique la griserie de ces pages, dans l’amplification des sonorités du piano et l’évocation visionnaire (Paysage, Feux follets, Wilde Jagd, Mazeppa, Harmonies du soir, étude en fa mineur, Chasse-neige).