Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Léonard de Vinci (suite)

Introduction

Génie universel, érigé en figure symbolique de la Renaissance*, Léonard de Vinci dépasse de loin, par le rayonnement et l’influence, ce monde des peintres qui fut d’abord le sien, où ses contemporains virent son véritable royaume et dont il demeure l’un des « phares », sans éclipse depuis bientôt cinq siècles. Mais cette auréole ne fait qu’accuser les paradoxes de son étrange destin. Toscan qui poursuit, résume et dépasse les recherches du quattrocento florentin, il quitte Florence à trente ans sans y avoir conquis sa place au soleil ; une étape milanaise marque le zénith de sa carrière, et c’est au bord de la Loire que s’achèvera sa vieillesse errante. Peintre, il n’a produit qu’un petit nombre d’œuvres (parfois inachevées), une dizaine mentionnées par des documents d’archives ou des témoignages contemporains, une trentaine attribuables en tout, dont plus d’un tiers perdues. Enfin, cet homme d’une curiosité inlassable, qui a porté une égale passion aux mathématiques, aux sciences de la nature, aux arts et aux techniques, a laissé des carnets de notes, des milliers de dessins et de croquis, des projets étonnants, mais aucune grande réalisation plastique ou mécanique, aucun traité publié. Vu du dehors, Léonard apparaît comme un touche-à-tout génial, aventurier de la recherche pure, qui seule l’intéresse, et dont le tempérament paralyse non le pouvoir de création, mais la volonté créatrice. L’interprétation du « mystère Vinci » a suscité depuis un siècle une littérature innombrable et internationale, critique ou lyrique. Le cadre d’une notice permet seulement de rappeler les coordonnées essentielles de la carrière de Léonard, d’évoquer les directions multiples de sa recherche, de tracer un bilan sommaire de son œuvre d’artiste.


La vie et l’œuvre

Tourmentée, velléitaire, sans être dramatique comme celle d’un Michel-Ange ou d’un Caravage, la vie de Léonard se découpe assez exactement en trois périodes presque égales (les années d’enfance mises à part) : l’une, florentine, qui s’achève en 1482, étape de formation où Léonard apparaît voué surtout à la peinture ; la seconde (1482-1499) à la Cour de Milan, où les activités de l’ingénieur, du sculpteur, du décorateur font concurrence à celles du peintre ; la dernière (1499-1519), nomade, où, sans que l’artiste s’efface, les recherches de science pure prennent une place croissante.


Les années florentines

Léonard naît en 1452 à Vinci, bourgade perchée sur un contrefort de l’Apennin, parmi les vignes et les oliviers : il y demeure jusqu’à l’âge de seize ans. Fils naturel d’un jeune propriétaire foncier, qui deviendra plus tard notaire de la seigneurie, il connaîtra à peine sa mère, sans doute de condition modeste. Mais, élevé par ses grands-parents et par son père, en un temps où la bâtardise ne choque personne, il n’apparaît nullement comme l’enfant « frustré » qu’on imagine parfois (et qui inspira à Freud un célèbre essai). On retiendra plutôt de cette enfance campagnarde sa familiarité avec la nature toscane, le paysage (le premier dessin connu de Léonard date de 1473 et c’est une vue du val d’Arno), les animaux, les plantes, les curiosités naturelles (comme cette grotte qu’il explora, triomphant de la peur par le désir de découvrir « les formes étranges de l’artificieuse Nature »), peut-être aussi une certaine gaucherie dans le comportement social et la vocation de la solitude.

En 1469, le grand-père mort, l’adolescent suit son père et son oncle, qui s’installent à Florence, et entre dans l’atelier de Verrocchio*, également renommé comme sculpteur et comme peintre. Inscrit en 1472 dans la corporation des peintres, Léonard semble avoir la confiance de son maître, collaborant à son principal tableau, le Baptême du Christ (il aurait exécuté les anges agenouillés et le fond de paysage). On mentionne sa beauté, sa force, son goût pour les mathématiques et la musique, et aussi sa propension à l’amour « grec », suivant la mode du temps (une dénonciation de 1476 n’aura pas de suite, mais ne laisse guère place au doute). À partir de 1480, il ne vit plus chez son père, mais dans une maison voisine du couvent de San Marco, achetée par Laurent de Médicis, qui l’emploie au décor des jardins. Mais son rôle paraît bien modeste. Léonard reste à l’écart de cette cour humaniste dont Botticelli* est le peintre favori et Marsile Ficin l’oracle : plus scientifique et positif que mystique, il paraît rebelle au snobisme néo-platonicien. Il trouve des commandes ailleurs : en 1478, de la seigneurie (retable pour la chapelle du Palazzo Vecchio, que terminera Filippino Lippi) ; en 1481, du couvent de San Donato a Scopeto (l’Adoration des Mages du musée des Offices, qu’il laissera inachevée) ; et plusieurs tableaux non documentés (Annonciations du Louvre et des Offices, Madone Benois de l’Ermitage à Leningrad, etc.) doivent appartenir à cette période. Mais sa situation reste secondaire et il ne fait pas partie de l’équipe choisie en 1482 pour aller à Rome décorer la Sixtine. Travaillant lentement, désireux d’être libéré des soucis matériels, il cherche (et cherchera toute sa vie) un mécène capable d’apprécier la variété de ses talents. C’est à Milan qu’il le trouve d’abord.


Les années milanaises

Apprenant que Ludovic le More veut élever une statue équestre à la gloire de son père François Sforza, Léonard part pour Milan au printemps 1482 et propose au prince de lui « apprendre ses secrets » : une requête célèbre énumère en dix articles ses capacités d’ingénieur pour fortifier villes et ports, fabriquer bombardes et chars couverts, tandis qu’en temps de paix son œuvre « peut égaler celle de quiconque, soit pour la construction d’édifices publics ou privés, soit pour conduire l’eau d’un endroit à l’autre », sans oublier sculpture et peinture. Entré au service de Ludovic, qui le traite avec honneur et lui assure une large aisance, la statue équestre l’occupe des années durant : après d’innombrables études, seule la maquette du cheval est exposée en 1493 ; elle disparaîtra après la chute des Sforza. Mais, tout en gardant assez de loisirs pour se perfectionner en mathématiques (il fréquente les savants de Pavie, se lie d’amitié avec Luca Pacioli) et poursuivre des recherches de sciences naturelles, Léonard est employé sur des registres multiples : ordonnateur des tournois et cortèges d’une cour fastueuse, il est aussi le décorateur du Castello Sforzesco (salle « delle Asse » avec les entrelacs de verdure de son plafond), l’adducteur des eaux dans les douves du palais, le restaurateur de la « Sforzesca », exploitation agricole modèle des ducs. Et, malgré l’hostilité de Bramante*, « cacique » de l’architecture lombarde, il fournit un projet pour la lanterne du dôme de Milan (1487), est appelé en consultation pour restaurer la cathédrale de Pavie (1490).