Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Léonard de Vinci (suite)

Quant aux commandes de peinture — en dehors de portraits, vraisemblables mais non documentés (portrait dit la Belle Ferronnière, au Louvre, le Musicien, à Milan, la Dame à l’hermine, à Cracovie, etc.) —, elles n’apparaissent qu’aux deux extrémités de la période milanaise. C’est, en 1483, le retable pour la confrérie de la Conception à San Francesco Grande, dont les volets sont confiés à Ambrogio De Predis, tandis que Léonard se charge de la partie principale, une Vierge à l’Enfant. On identifie aujourd’hui ce tableau avec la Vierge aux rochers de Londres (National Gallery), plutôt qu’avec celle du Louvre, qui serait quelque peu antérieure : l’œuvre, laissée inachevée, fit l’objet avec la confrérie d’un litige qui ne sera réglé qu’en 1506. Au contraire, la fresque de la Cène, commencée en 1496 pour le réfectoire de Santa Maria delle Grazie, était achevée en 1498 : elle excita une admiration unanime et classa Léonard parmi les premiers maîtres d’Italie.


Les années nomades

Mais la Cène est le chant du cygne d’un âge heureux : l’année suivante, Ludovic s’enfuit, chassé par l’armée de Louis XII. Léonard séjourne quelque temps à Mantoue — à la cour d’Isabelle d’Este, son admiratrice (dont il esquisse le portrait au fusain, auj. au Louvre) —, à Venise (1500), en Romagne (1502), où il s’attache à la fortune de César Borgia, qui le nomme inspecteur de ses fortifications ; mais la destitution du condottiere par le nouveau pape, Jules II, met fin à cet épisode. Dès 1503, Léonard revient à Florence, où son père va mourir ; il y est accueilli avec honneur, mais se heurte à un jeune et âpre rival : Michel-Ange*. Pour célébrer les grandes victoires de Florence, la seigneurie lui commande une peinture murale commémorant la bataille d’Anghiari, tandis que Michel-Ange est chargé d’évoquer celle de Cascina. Les deux cartons sont exposés simultanément en 1505, et le succès va aux nus héroïques de Michel-Ange plus qu’au furieux choc de cavaliers représenté par Léonard. Celui-ci renonce très vite à l’exécution de la fresque, et, le carton détruit, l’œuvre n’est connue que par des dessins préparatoires et des copies (il en est de même pour une Léda célèbre). Pour comble de malheur, la dérivation de l’Arno, faite sur les plans de Léonard pour assiéger Pise, est un échec qu’on impute à ses erreurs de calcul. Brocardé, blessé, il quitte sa patrie pour retourner à Milan, où les occupants français lui font fête : le gouverneur, Charles d’Amboise, juge que « son nom, célèbre en peinture, est resté obscur dans les autres domaines par rapport à la renommée qu’il mériterait ». Léonard reprend d’anciens plans d’urbanisme, accepte la commande d’une nouvelle statue équestre — destinée cette fois à la tombe de Giangiacomo Trivulzio, le condottiere qui avait chassé les Sforza ! —, mais à leur tour les Français sont chassés en 1512.

Cette fois, c’est Rome qui attire Léonard : le nouveau pape, Léon X, est un Médicis et un mécène. Mais son homme de confiance est Raphaël*. Julien de Médicis, frère du pontife, protège Léonard, le loge et, chargé d’assainir les marais Pontins, fait approuver son projet. Mais nul ne songe au vieux maître lorsque la mort de Bramante laisse vacante la direction des travaux de Saint-Pierre. Plongé dans ses recherches sur la quadrature du cercle et dans ses dissections anatomiques, il fait figure de rêveur, d’instable étranger au monde réel. Tel le voit l’ami de Raphaël, Baldassarre Castiglione (Il Cortegiano, 1508-1518) : « Un des premiers peintres du monde s’est mis à apprendre la philosophie, où il a des concepts si étranges et des chimères si nouvelles qu’avec toutes les finesses de son pinceau il n’arriverait pas à les peindre. »

Il est naturel que las, désabusé, privé de son meilleur appui par la mort de Julien en 1516, Léonard accepte l’invitation d’un jeune roi victorieux qui rêve de transporter dans ses châteaux de la Loire le style de vie des cours italiennes. En mai 1516, il se présente à François Ier, accompagné du jeune et beau Francesco Melzi (1493-1570), son disciple préféré, apportant quelques chefs-d’œuvre peints durant ses années nomades et qu’achètera le roi (auj. au Louvre) : la Joconde, la Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste (et sans doute le Bacchus, transformation d’un autre Saint Jean-Baptiste). Le logement au manoir de Cloux, près d’Amboise, une très large pension et l’amitié du souverain, qui se plaît à l’écouter, lui assurent, après tant de traverses, un noble et paisible crépuscule. Une paralysie de la main l’empêche de peindre, non de créer. Projets d’escaliers monumentaux (qui peut-être inspirèrent celui de Chambord), de canal Loire-Saône, d’assèchement de la Sologne, avec création d’une ville neuve à Romorantin, proclament sa volonté de « continuer ». Mais, au printemps 1519, il tombe malade, désigne Melzi comme son exécuteur testamentaire en lui léguant tous ses manuscrits, et meurt le 2 mai. Il fut enterré dans l’église Saint-Florentin d’Amboise, et ses restes furent dispersés pendant les guerres de Religion.


Le penseur, le savant

Cette vie, glorieuse et tissée d’échecs, répond au caractère d’un homme singulier, déconcertant pour ses contemporains, qui le jugeaient hermétique, encore surprenant aujourd’hui par les témoignages qu’il a laissés de sa pensée. Son écriture inversée de gaucher a stimulé l’ingéniosité de déchiffreurs spécialisés. Ses carnets, nombreux, distribués entre ses admirateurs par le fils de Melzi, connurent de multiples avatars : les plus importants sont conservés à la bibliothèque Ambrosienne de Milan et à l’Institut de France ; mais plusieurs sont perdus, et d’autres n’ont été retrouvés qu’en 1967 à la Bibliothèque nationale de Madrid. Notations décousues d’observations scientifiques, accompagnées de croquis, de remarques de méthode, de réflexions philosophiques, ils nous laissent ignorer la vie et les sentiments de leur auteur. Silence qui relève de ce que Valéry appelle « les indifférences royales » de Léonard : indifférent à la gloire immédiate, aux biens de ce monde, sauf dans la mesure où ils assurent la liberté de sa recherche ; imprévisible avec ses sautes d’humeur, ses dérobades, ses alternances d’enthousiasme et de lassitude devant l’œuvre en cours, ses abandons, nés d’une exigence de perfection. Une seule passion l’anime : la connaissance totale de l’univers visible, dans ses structures et ses mouvements. C’est une « passion intellectuelle qui met en fuite la sensualité » et d’où naît « l’amour [...], qui grandit à mesure que cette connaissance devient plus certaine ».