Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

La Rochefoucauld (François VI, duc de) (suite)

Relisons ces lignes : « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions », « L’imagination ne saurait inventer autant de diverses contrariétés qu’il y en a actuellement dans le cœur de chaque personne », « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires », « On est parfois aussi distant de soi-même que des autres », « L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit, et, pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre. » Ce ne sont dans le cœur de l’homme que tiraillements, tendances divergentes, conflits disparates. Sans complaisance, sans rien épargner, mais allant jusqu’au point extrême où l’analyse et l’intuition peuvent accéder, La Rochefoucauld présente l’individu dans la nudité de ses passions et de ses instincts, décrit l’homme brut en proie à des pulsions élémentaires et incontrôlables, qui l’agitent, dérangent une belle ordonnance, bouleversent le prévisible. C’est là une peinture singulièrement aiguë, puisque celui que nous sommes ne peut jamais apparaître tout à fait comme ce qu’il est ni comme ce qu’il n’est pas, mais seulement se dévoiler comme un mélange de forces contraires. L’être qui se dessine devant nous dans les Maximes n’est que mobilité, trompeuse apparence, nous échappant dans la mesure où l’on voudrait le mieux saisir.

La Rochefoucauld en vient donc à user de prudence, bien que l’on pourrait croire que ses sentences définitives ne souffrent pas qu’on les discute. Disons que chacune corrige l’autre, y apporte quelque chose de plus, la nuance, diminue ce qu’elle peut avoir de forcé ou de péremptoire. Il ne faut les lire que dans leur mouvement d’ensemble. « La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l’on arrive rarement. L’espace qui est entre deux est vaste », écrit La Rochefoucauld. Que veut-il dire ? Que personne n’est totalement brave ou totalement lâche, mais que nous sommes tous situés dans cet « entre deux », dont les frontières sont mal définies. Le moraliste nous presse de comprendre que, finalement, les plans s’interfèrent et se rejoignent, que nul n’est tout blanc ou tout noir, que, lorsqu’une maxime avance ce qui paraît une certitude, une autre en neutralise les effets. Et, si l’on se place sous l’angle de la religion, on retrouve les thèmes pascaliens : l’homme n’est ni ange ni bête, puisque aussi bien « dans la plupart de nos actions il y a un mélange d’erreur et de vérité, de perfection et d’imperfection, de vice et de vertu ».


Un livre de désespoir ?

Les Maximes, livre de désespoir de par leur sombre vision de l’existence ? On y a souvent vu une œuvre de courage lucide destinée aux âmes d’élite. Avouons pourtant qu’elles offrent une fâcheuse image de l’homme, peu d’« ouverture de cœur », et qu’on y cherche vainement des accents qui autorisent l’espoir. La Rochefoucauld part d’un lieu commun religieux — l’homme est dans un état de péché —, mais il ne fait rien pour arracher ce dernier à sa destinée. « L’auteur des Réflexions [...] expose au jour toutes les misères de l’homme, mais c’est de l’homme abandonné à sa conduite qu’il parle, et non pas du chrétien » (Discours sur les Maximes, 1665). Misère de l’homme sans Dieu : il n’y a pas dans La Rochefoucauld la contrepartie pascalienne. L’homme est livré au monde et à lui-même, c’est-à-dire à sa solitude. Pas de salut possible, nulle place pour l’espérance.

Pas l’ombre d’une émotion non plus. La Rochefoucauld ne s’apitoie pas. « Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l’y être point du tout [...]. C’est une passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur. » Est-il malgré tout possible de découvrir chez l’écrivain la manifestation de quelque sensibilité ? En fait, jamais n’apparaît la sympathie d’un homme qui se penche sur ses semblables. Si la dureté ramassée de ses maximes séduit, repose (ou pétrifie) l’esprit, à la limite rassure par sa densité, on reste épouvanté par la sécheresse glacée de ces sentences qui tombent comme des couperets.

A. M.-B.

 R. Grandsaignes d’Hauterive, le Pessimisme de La Rochefoucauld (A. Colin, 1925). / W. Sivasriyananda, l’Épicurisme de La Rochefoucauld (Rodstein, 1939). / J. Marchand, Bibliographie générale raisonnée de La Rochefoucauld (Giraud-Badin, 1948). / A. Fabre-Luce et C. Dulong, Un amour déchiffré. La Rochefoucauld et Madame de La Fayette (Grasset, 1951). / E. Mora, La Rochefoucauld (Seghers, 1965). / L. Hippeau, Essai sur la morale de La Rochefoucauld (Nizet, 1967).

Repères chronologiques

1613

Naissance (15 sept.) à Paris de François VI de La Rochefoucauld, qui porte jusqu’à la mort de son père (1650) le titre de « prince de Marcillac ».

1628

Il épouse Andrée de Vivonne, fille d’un grand fauconnier de France, dont il aura huit enfants.

1635

Il est exilé de la Cour pour des imprudences de langage et se lie avec la duchesse de Chevreuse.

1637

Ayant participé au complot de Mme de Chevreuse, il est emprisonné huit jours à la Bastille, puis exilé sur sa terre de Verteuil.

1643

Il est à Rocroi avec le futur Condé.

1646

Début de sa liaison avec la duchesse de Longueville. Il est nommé gouverneur du Poitou.

1648

Il se lie avec les Frondeurs.

1649

Il est compris dans l’amnistie de la paix de Rueil.

1650

Son château de Verteuil est rasé.

1652

Il est grièvement blessé au combat de la porte Saint-Antoine.

1659

Rentré en faveur, il obtient une pension du roi.

1662

Il se consacre à ses amitiés (Mme de La Fayette, Mme de Sévigné) et à la vie mondaine. Publication des Mémoires.

1664

Publication à La Haye des Sentences et Maximes de morale.
27 octobre : est achevée d’imprimer l’édition dite « de 1665 » des Réflexions ou Sentences et Maximes morales, contenant 317 maximes, un Avis au lecteur et un Discours sur les Maximes.

1670

Mort de sa femme.

1672

Mort d’un de ses fils au passage du Rhin.

1680

La Rochefoucauld meurt, assisté par Bossuet, dans la nuit du 16 au 17 mars en son hôtel de la rue de Seine, à Paris.