Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Kierkegaard (Søren Aabye) (suite)

Sortir de l’impasse du stade esthétique implique ou le suicide ou le recours à un système de valeurs sûres. L’ironie, que Kierkegaard, appelle l’« incognito de l’éthique », permet le passage au stade suivant. Dans le stade éthique, l’homme vit sous le règne de la loi, dans la sécurité de la bonne conscience, il s’est « revêtu du devoir ». Mais vient le moment où se révèle à lui le caractère illusoire de l’ordre rationnel, où l’ennui l’emporte, où la dérision s’empare du parti pris de sérieux. En surgissant dans le stade éthique, le sentiment d’absurde incite à renoncer à toutes les sécurités intellectuelles et morales. L’intrusion de l’humour crée ainsi les conditions de l’acte de foi, comme l’ironie se tenait au seuil du stade éthique.

Privé de toute confiance en soi et dans le monde, l’individu qui accède au stade religieux entre joyeusement dans une « résignation infinie ». Paradoxalement, en perdant la vie à ce jeu, il la sauve dans une tranquille négation devant Dieu. N’étant plus rien, il gagne une existence totale, interprétant chaque détail de la quotidienneté selon les normes de la mythologie chrétienne, menant dans l’espace infini de l’intériorité le combat en, pour et contre Dieu.


Le primat de l’existence

Généralement considéré comme le père de l’existentialisme*, Kierkegaard a été le premier penseur à affirmer le primat du vécu sur la réflexion abstraite et à faire de l’existence concrète le point d’attache de la vérité.

Le « je pense donc je suis » n’apprend rien sur l’existence réelle et ne nous donne qu’un être réduit à une pure forme. Au lieu d’ordonner l’homme selon les idées, Kierkegaard estime préférable d’ordonner les idées par rapport à l’homme. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre sa formule « la vérité est la subjectivité ».

L’individu, qu’il se découvre dans le moment esthétique, dans la durée de l’éthique ou dans l’instant éternel du religieux, est donc seul porteur de sa vérité. Pourtant, en identifiant le stade religieux et l’état le plus élevé de l’existence, Kierkegaard en arrive à une sorte de transmutation théologique de l’individu. Il se situe ainsi aux antipodes de Stirner et de Nietzsche, qui, en désacralisant l’individu et le monde, vont inverser le sens de la démarche kierkegaardienne et mettre l’accent sur le stade esthétique.


Le christianisme vécu contre les chrétiens

L’opposition de Kierkegaard à toute philosophie trouve sa contrepartie dans la lutte qu’il mène, au nom de l’existence chrétienne, contre l’Église et l’aliénation ecclésiastique de la foi. Il s’agit de réveiller l’individu religieux, de rendre sa racine vécue à l’enseignement du Christ. Quand il affirme que « le christianisme n’est pas une doctrine, mais un message existentiel », Kierkegaard n’a d’autre recours, pour fonder son propos, que de livrer aux lecteurs son propre drame interprété sur des schémas religieux. Mais ici apparaît une difficulté : ou bien ces schémas ne se fondent pas sur du vécu, et dans ce cas ce sont de simples exercices de prédicateur caricaturant le christianisme ; ou bien ils émanent de l’aventure existentielle — tel est le cas du thème d’Abraham, dont la permanence dans l’œuvre renvoie au « sacrifice » de Søren par son père et au « sacrifice » de Regine par lui-même —, et il faudrait alors que chaque individu connaisse dans sa vie des incidents similaires.

Pour Kierkegaard, il suffit que chacun découvre son essence de pécheur pour que la vie prenne le sens de l’échec positif et s’interprète à chaque instant selon la loi chrétienne. Dieu devient ainsi le signe du déficitaire, de ce qui manque à l’existence et justifie l’existence comme manque.

Suffira-t-il donc de vivre en chrétien pour trouver l’apaisement ? Rien n’est moins sûr : « Si je dois répondre, l’épée sur le cou, à la question : « Es-tu chrétien ou non ? », je dirai : « Je mets en Dieu l’espoir que je suis chrétien. » Mais si cette réponse n’est pas jugée satisfaisante, et si l’on me dit : « Tu dois dire si tu es chrétien ou si tu n’es pas chrétien », je répondrai : « Non, cela je ne le dirai pas. » Et si l’on insiste : « Nous te tuons si tu ne veux pas répondre », je dirai : « Fais donc, je n’ai rien à dire là contre... » Kierkegaard enregistre ainsi la fin historique du christianisme en lui prêtant un éclat suicidaire où l’existence individuelle gagne, dans un sentiment d’éternité, la plénitude que lui refuse une « époque sans passion ».

De sorte que Kierkegaard rejoint par le négatif, et dans une vision tragique où l’homme et son Dieu achèvent de se perdre et espèrent de leur mutuelle dégradation une reconnaissance extatique, le projet de l’homme total selon Marx. Bien entendu, Kierkegaard refuse l’histoire, où Marx situe la lutte pour l’émancipation ; il ne peut pas vouloir en même temps l’histoire et la resacralisation des rapports sociaux sur le modèle de la commune chrétienne primitive. Une fois l’expérience vécue séparée de l’histoire, il ne reste que le repli dans un style de mort dont l’œuvre kierkegaardienne illustre avec grandeur le désespoir radical.


Kierkegaard aujourd’hui

De même que Pascal a fait plus de sceptiques que de chrétiens, Kierkegaard apparaît moins comme penseur de la divinité perdue que comme le critique de l’existence impossible. Ces deux aspects sont pourtant indissociables. Mais, parce que nul n’a mieux analysé l’absence de la vraie vie, qui caractérise l’aventure individuelle depuis l’avènement de la bourgeoisie, il tend de plus en plus à devenir la mauvaise conscience de l’histoire en soi. Avec lui, le désespoir de l’existence s’érige en cauchemar des systèmes qui changent le monde en oubliant les individus qui le composent.

R. V.

 L. Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle (Vrin, 1948). / J. Wahl, Études kierkegaardiennes (Vrin, 1949). / J. Hohlenberg, l’Œuvre de Sören Kierkegaard (trad. du danois, A. Michel, 1960). / M. Grimault, Kierkegaard par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1962). / G. Gusdorf, Kierkegaard (Seghers, 1963). / Kierkegaard vivant (Gallimard, 1966). / J. Malaquais, Sören Kierkegaard, foi et paradoxe (U. G. E., 1971).