Jiménez (Juan Ramón) (suite)
En 1936, la guerre civile éclate en Espagne. Juan Ramón, qui était l’ami du président Azaña, est envoyé à Washington, au titre d’attaché culturel. À sa manière poétique, il était républicain. Mais il respire mal, sevré de terroir et des sources premières de sa langue. Animal de fondo, en 1949, marque une ascension d’ordre mystique ; l’invention verbale, faut-il le dire, s’essouffle à suivre l’homme.
Puis c’est, en un même temps, la perte cruellement ressentie de son épouse et la consécration du prix Nobel (1956). Juan Ramón meurt deux ans après, toujours en exil et non réconcilié : toute sa vie, il s’était montré d’une merveilleuse fidélité à ses sentiments, à ses idéaux, à lui-même.
Sa place n’est pas encore définitive dans l’histoire des lettres espagnoles ; elle dépend autant de la valeur intrinsèque de sa poésie que des besoins spirituels de demain. Il reste qu’il a marqué profondément de son empreinte la génération dite « de 1927 » : Guillén, Salinas, Alberti* et García Lorca* l’ont tenu pour leur mentor en leurs débuts. De fait, une poésie aussi solitaire peut être admirée ; mais elle défie l’imitation. Juan Ramón demeure aussi comme un grand rénovateur de la langue espagnole. Car il usa du poème pour donner « leur nom aux choses », le nom de cristal sonore qui convient aux choses pures et nues.
Dans la poursuite de la propriété et de l’exactitude du langage, il se montra tenace, intransigeant et jamais satisfait. Selon lui, le créateur, qui s’est mis tout entier dans son poème, doit ensuite prendre ses distances par rapport à l’objet, afin qu’il s’anime de lui-même et vive son destin. « Ma poésie, écrit-il, n’a jamais été objective, c’est une suite de rencontres avec l’idée de Dieu. Mon progrès poétique est un progrès vers Dieu. » Ce Dieu ne peut être atteint, cerné, défini que par le poète inspiré qui devient son truchement. « Dieu pour moi veut dire conscience unique, ma conscience du Beau. » Juan Ramón en est le prêtre ; il se donne pour mission de retrouver l’ordre caché dans une nature divine que les hommes « prosaïques » vont désordonnant et dégradant. Or, comment officier, comment procéder ?
Voici la théorie : l’invention verbale consiste à conceptualiser, par les voies de l’intelligence et en pleine conscience, dans une lucidité totale, les données de la sensibilité. Certes, hors des sens il n’y a pas de contact avec le monde ; mais si la sensation n’est pas prise en charge par l’intellect, elle demeure confuse, informe, vaine et donc dissociée de l’ordre divin. Ainsi, il s’agit d’un mysticisme poétique, à la manière de Rabindranath Tagore (que Jiménez tenait pour l’un de ses maîtres). Aux antipodes du polythéisme païen (qui divinise mythologiquement les forces de la nature), cette doctrine rappellerait plutôt par sa rigueur et sa rationalité le soufisme musulman avec son Dieu exact, strict, unique. Mais l’Andalousie ne fut-elle pas terre d’islām ? Aussi bien, l’Andalou Juan Ramón Jiménez pratique la magie première, originelle, qui consiste à nommer et dénombrer l’univers afin de s’en rendre maître. Prêtre et mage des gens de sa race, de sa langue, il a écrit, dit-il, « en un espagnol authentique et propre, avec [son] cœur, avec [sa] tête, toujours au-dedans de l’Espagne, au-dedans des Espagnols d’Espagne ».
C. V. A.
E. Díez Canedo, Juan Ramón Jiménez en su obra (Mexico, 1944). / B. Gicovate, La poesía de Juan Ramón Jiménez (San Juan de Puerto Rico, 1959). / J.-L. Schonberg, Juan Ramón Jiménez ou le Chant d’Orphée (la Baconnière, Neuchâtel, 1962). / R. L. F. Durand, Juan Ramón Jiménez (Seghers, 1963). / M. P. Predmore, La Obra en prosa de Juan Ramón Jiménez (Madrid, 1966).