Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Japon (suite)

Dans un premier temps, le waki, qui est le plus souvent un moine itinérant, se présente et décrit dans un « chant de route » (michi-yuki) le chemin parcouru jusqu’au lieu de l’action, champ de bataille du temps jadis, site illustré par un roman d’amour ou simplement par un poème connu de tous. Le soir tombe, et le waki déclare qu’il va passer là la nuit. Il s’asseoit alors à l’avant de la scène, à droite, et n’en bougera plus. Entre le shite, en costume et masque convenus de « vieillard », de « vieille femme », de « jeune femme », de « pêcheur », de « paysan », etc. Le moine lui demande l’hospitalité et s’entretient avec lui des événements dont ces lieux furent les témoins. Son interlocuteur se révèle étrangement averti des faits et finit par avouer qu’il est le spectre du héros ou de l’héroïne de l’aventure évoquée.

Le shite alors « disparaît ». Le moine se renseigne sur les traditions locales auprès d’un « habitant de l’endroit », incarné par un acteur de kyōgen. Celui-ci lui fait un récit « objectif » de l’action dans une version terre à terre, parfois héroï-comique, lui confirme qu’un spectre, en effet, hante les parages et l’invite à prier pour le salut du défunt.

Tard dans la nuit, le moine s’assoupit, et soudain, dans son rêve, reparaît le shite, qui a pris le costume et le masque définissant son âge et sa condition à l’heure du drame. Le waki l’interroge sur les causes du coupable attachement qui l’enchaîne à ce monde et l’empêche de trouver le repos. Le spectre, alors, décrit, puis revit, à la façon incohérente et fragmentée des songes, les passions qu’il n’a su dominer et dont l’emprise a scellé son destin : fureur meurtrière du guerrier, amour, jalousie, orgueil, soif de vengeance ou même (chez le poète Tadanori) amour-propre d’auteur. Passions dont la violence et la vanité sont accentuées par le fait que, seul en scène, il se bat contre des ombres qui n’ont d’existence que pour lui, qui n’est lui-même que « le rêve d’un rêve ».

On comprendra, dans ces conditions, que certains aient pu voir dans le un théâtre religieux, du moins jusqu’à la découverte, en 1909, des traités secrets de Zeami. C’est là une erreur, et ces traités le démontrent : pour les esthètes qui entouraient le shōgun et qui ne professaient en fait de religion qu’un zen proche de l’agnosticisme, il n’y avait là que pures spéculations intellectuelles, et la « vision » du waki n’était qu’un procédé d’évocation poétique qui incitait le spectateur à reconstituer le personnage dans toute sa complexité, sans que lui fût imposée une image figée dans une réalité tronquée.

La mise en scène, par son dépouillement, permet à l’imagination de se donner libre cours. Tout se passe sur un plateau de trois ken (5,40 m) de côté, prolongé vers l’arrière par un espace d’un ken (1,80 m) de profondeur, sur lequel donne, à sa gauche, le « pont », étroit passage couvert de longueur variable, qui mène aux coulisses. Même dans les salles actuelles, un toit recouvre le plateau, souvenir d’un temps où le spectacle se donnait en plein air. Le seul décor est un pin géant et torturé, figuré sur la cloison du fond. Un objet symbolique vient parfois rappeler quelque élément essentiel de la pièce : un rameau de pin pour une forêt, un cadre de bambou pour une barque, un léger édifice qui devient palais ou chaumière, rocher ou tertre selon les besoins.

La musique, elle aussi, est stylisée à l’extrême ; une flûte, un « petit » et un « grand » tambour ainsi que, pour les pièces les plus animées, un « gros » tambour prennent place au fond, à la limite du plateau ; ils préparent les entrées, soutiennent la danse ou le chant du chœur ; cette orchestration abstraite contribue très efficacement à la tension psychologique à laquelle est soumis le spectateur, en déterminant chez lui une fascination quasi hypnotique.

Cette tension serait proprement insoutenable s’il lui fallait subir sans désemparer les cinq d’un programme classique. Aussi, Zeami conseillait-il déjà d’intercaler entre deux un kyōgen, une farce. Le comique élémentaire de ces petites pièces satiriques sans méchanceté, qui tournent en dérision la femme, le seigneur, le moine et jusqu’au lui-même, qu’ils parodient de façon bouffonne, est fait pour provoquer un rire mécanique, viscéral, aux antipodes de l’esthétisme sublimé du . Le spectateur, détendu, retrouve de la sorte l’équilibre psychologique indispensable pour affronter un nouveau drame.


Le ningyō-jōruri, ou théâtre de poupées

À partir du xviie s., le , figé dans sa forme et dans son répertoire, usant d’une langue archaïque devenue incompréhensible, s’était réfugié dans les châteaux. Le peuple des grandes villes (Kyōto, Ōsaka et Edo) et surtout la petite bourgeoisie marchande, qui, profitant de la paix rétablie par les shōgun Tokugawa, s’y formait progressivement, exigeaient des spectacles à leur portée.

Une fois encore, la source première en sera l’épopée, qui avait au cours du xvie s. donné naissance à des formes de récitation plus populaires, dites jōruri, du nom de l’héroïne du Jōruri-jūnidan-zōshi, ou Jōruri-hime-monogatori (l’Histoire en douze épisodes de la demoiselle Jōruri, v. 1570), histoire passablement extravagante des amours de ce personnage imaginaire avec l’illustre Yoshitsune. Ce mode nouveau de déclamation se détacha définitivement du heikyoku lorsqu’il adopta comme instrument d’accompagnement le shamisen, guitare à trois cordes, dans laquelle la caisse de résonance, tendue d’une peau de chat, devient sous les coups du plectre d’ivoire un instrument de percussion.

Vers 1630, le chanteur Menukiya Chōzaburō ajouta au jōruri un élément visuel en engageant, pour l’illustrer, des montreurs de marionnettes, ce qui l’amena à s’installer dans une salle permanente. Il fallut, cependant, attendre Takemoto Gidayū (1651-1714), chanteur d’un talent exceptionnel, qui porta les techniques vocales à leur perfection, et surtout son association en 1686 avec le génial Chikamatsu* Monzaemon pour que naisse un jōruri authentiquement dramatique, où le dialogue tient une place prépondérante. Chikamatsu composa pour Gidayū, puis pour son fils adoptif Masadayū près d’une centaine de pièces. Un théâtre rival était fondé en 1704 par des transfuges du Takemoto-za ; ce fut le Toyotake-za, dont l’auteur attitré fut Ki no Kaion (1663-1742). Au Bunraku-za d’Ōsaka, ainsi appelé du nom d’un directeur de salle du xixe s., Uemura Bunraku, se produisent aujourd’hui les successeurs enfin réconciliés des Takemoto et des Toyotake.