Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Japon (suite)

Les marionnettes n’avaient guère progressé à l’époque de Gidayū. Elles allaient se perfectionner considérablement vers 1730, sous l’impulsion principalement du maître manipulateur Yoshida Bunzaburō. Leur mouvement s’assouplit, les têtes se perfectionnèrent, un jeu de leviers leur permit d’ouvrir la bouche, de mouvoir les yeux et parfois jusqu’au nez et aux oreilles ; un mécanisme ingénieux transformait instantanément une ravissante jeune femme en démon cornu et ricanant ou en renard monstrueux. Les mains devinrent expressives grâce à l’articulation des phalanges. La taille des poupées augmenta progressivement, mais aussi leur poids. Il fallut alors recourir à un procédé révolutionnaire, qui fit des marionnettes japonaises quelque chose de très différent de tout ce que nous connaissons ailleurs dans ce domaine ; il y eut désormais pour chaque poupée trois animateurs opérant en scène, à la vue du public. La poupée n’est, en fait, qu’une tête de bois sculpté, coiffée de vrais cheveux et posée sur un costume plus ou moins somptueux que soutient une armature intérieure. Le manipulateur principal passe la main gauche dans une fente pratiquée dans le dos du costume et maintient la tête au moyen du manche qui la prolonge. C’est lui, également, qui tient la main droite de la poupée. Deux aides masqués d’une cagoule noire font mouvoir l’un la main gauche, l’autre les pieds. À eux trois, ils parviennent à donner à la poupée un mouvement qui est celui même de la vie. Ils parviennent aussi, ce qui est plus important, à faire oublier totalement leur présence.

À l’origine, ces poupées s’animaient sur un simple tréteau sans décors, mais, au xviiie s., sous l’influence du kabuki, qui s’était emparé d’une partie de leur répertoire, des décors de plus en plus complexes, de plus en plus somptueux firent leur apparition. Ces décors sont généralement peints sur de grandes toiles qui descendent des cintres, ce qui permet des changements rapides, aussi rapides que les changements de costume des petits acteurs, dont il suffit de transporter la tête sur un autre vêtement apporté tout monté par un aide. Toutes les opérations autres que l’échange d’un décor entier sont masquées par une cloison dressée sur le devant de la scène à hauteur de ceinture.

Une pièce de jōruri apparaît en fait comme un long récit auquel s’intègrent les dialogues. Le récit, déclamé, est coupé par endroits de scènes lyriques, longs poèmes chantés par plusieurs interprètes, accompagnés au shamisen, ou, plus rarement, au koto, cithare à 13, 17 ou 19 cordes, ou au kokyū, instrument analogue par sa forme au shamisen, mais pour lequel on se sert d’un archet. Mis à part ces interludes, qui sont en général des « chants de route », lorsque les héros de la pièce partent en voyage, ou encore des intermèdes dansés par une ou plusieurs poupées, lorsque leur personnage s’y prête, tout le texte est interprété par un seul récitant à la fois. Ce récitant est relayé après une demi-heure à peu près, car son rôle est exténuant.

Assis sur une étroite plate-forme qui prolonge la scène sur la droite et vers la salle, soutenu par un shamisen qui ponctue sa déclamation, il annonce le sujet, évoque le décor, décrit les personnages qui apparaissent, comme évoqués par sa voix, et enfin les fait parler. Cette voix, alors, se fait multiple, passant sans transition du registre grave et solennel du père noble à l’ironie ricanante du traître, en passant par les inflexions maniérées de la jeune première ou le timbre flûte d’une fillette. Son visage, à lui seul, est un spectacle lorsque, dans le feu de l’action, il en vient à mimer ses personnages, ironisant, ricanant, invectivant et se lamentant, jusqu’à ce qu’enfin, à bout de force, suant et soufflant, il cède la place à un confrère frais et dispos.

Sur la scène, pendant ce temps, obéissant à cette voix insinuante, impérative, une humanité de bois et d’étoffe, étonnamment vivante, se meut comme dans un rêve, entraînée dans un engrenage impitoyable d’amours et de haines, de crimes et de châtiments, de révoltes et de suicides héroïques ou pitoyables, engrenage redoutable dans lequel la précipite et la maintient un destin impassible incarné par les hautes silhouettes masquées qui la dominent et l’écrasent.

Cette perfection formelle, malheureusement, allait de pair avec une rapide décadence de la qualité littéraire ; les grandes machines « historiques » des successeurs de Chikamatsu avaient bien besoin de ces prouesses techniques pour retenir un public qui se lassait. La seule pièce de cette époque qui soit encore représentée en entier et dont le succès tient à des raisons en partie étrangères à l’art dramatique est le Trésor des vassaux fidèles (Chūshingura, 1748) de Takeda Izumo, plus connue en Occident sous le titre de la Vengeance des quarante-sept « rōnin ».


Le kabuki

Presque aussi ancien que le jōruri, le kabuki supplanta celui-ci dans la faveur du public dans la seconde moitié du xviiie s. En 1605, une danseuse du temple d’Izumo, Okuni, se fit à Kyōto un beau succès en interprétant à sa manière des danses d’origine bouddhique (nembutsu-odori). Bientôt elle étoffa le spectacle en formant une troupe féminine, à laquelle se joignirent quelques acteurs de kyōgen sans emploi. Ce « kabuki d’Okuni », très proche encore des exhibitions de saltimbanques des sarugaku, suscita des émules, des troupes de femmes, dont les kabuki (le sens premier du terme est « contorsions ») servaient surtout à attirer des clients dans les maisons de prostitution.

Interdits en 1629, ces spectacles furent remplacés par des « kabuki d’éphèbes » ; nouveau scandale et nouvelle interdiction en 1652. Ces rigueurs de la censure engagèrent le kabuki dans des voies plus sérieuses ; le théâtre parlé, inspiré des kyōgen, y tint une place de plus en plus grande ; un certain réalisme aussi se fit jour, mais l’exclusion, maintenue, des femmes et des éphèbes imposa l’interprétation des rôles féminins par des travestis souvent spécialisés dans cet emploi.