Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Japon (suite)

Les spectacles importés de Chine

Parmi les éléments de la civilisation chinoise importés au viiie s., les arts du spectacle ont été classés sous trois rubriques : les gigaku, les bugaku et les sarugaku.

Les gigaku, associés aux cérémonies bouddhiques en raison d’une simple coïncidence de dates, semblent n’avoir été qu’une sorte de mascarade, de défilé de masques grotesques, mêlé de pantomimes abusivement réinterprétées en fonction d’une symbolique religieuse. En fait, il s’agit d’un ensemble hétéroclite, constitué en Chine, d’éléments chinois, indiens, voire plus lointains encore (certains y voient même un écho assourdi des dionysies grecques), dont il ne reste plus aujourd’hui que deux cent vingt-trois masques qui confirment la diversité des origines.

Des bugaku, chorégraphies de la cour des Tang, et de leur musique d’accompagnement, le gagaku, les musiciens et danseurs attachés au Palais ont conservé jusqu’à nos jours un important répertoire, auquel se sont ajoutées un certain nombre de pièces composées au Japon selon les mêmes principes. Encore qu’eux aussi aient été parfois associés à des solennités religieuses, les bugaku constituaient à l’époque de Heian (ixe-xiie s.) le principal divertissement de l’aristocratie. Leur influence a été considérable sur la musique et la chorégraphie du , qui leur emprunta certaines règles fondamentales.

Cependant, c’est parmi les sangaku, divertissements populaires, dont une prononciation défectueuse fit très tôt des sarugaku (« singeries »), que nous trouvons les véritables ancêtres du théâtre japonais : farces grossières, qui deviendront les kyōgen, intermèdes comiques des  ; marionnettes (kugutsu), qui seront au xviie s. les interprètes de jōruri ; conteurs, dont les successeurs seront ces aèdes aveugles qui, à partir du xiiie s., diront les épopées dont le et le jōruri reprendront les techniques vocales et les thèmes ; « maîtres es exorcismes » (jushi), qui, à leurs exercices magiques, associent des danses et dont les confréries seront les interprètes des sarugaku no nō.


Le nō

À ces danses et spectacles d’origine étrangère, il faut ajouter les ta-mai (« danses agrestes »), à destination magique, que le goût du folklore fait adopter dès le xie s. par les citadins de Heian ; ceux-ci en feront un divertissement de plus en plus raffiné sous le nom de dengaku. Des groupes d’interprètes professionnels se constituent alors, qui, aux pantomimes de la vie paysanne, substitueront progressivement de véritables drames chorégraphiques, dont les sujets favoris seront, à partir du xiiie s., empruntés à l’épopée ou à la littérature classique. C’est le dengaku no nō qui, par sa recherche du yūgen (« charme subtil »), fera la conquête d’un vaste public d’esthètes. Le sarugaku no nō subit une évolution parallèle, mais préfère les farces populaires ou les danses de démons, violentes ou grotesques. Telle est la situation vers 1350.

De la synthèse des deux courants naîtra le , lorsque le shōgun Ashikaga Yoshimitsu, en 1374, fait venir à sa cour l’acteur de sarugaku Yūzaki Kiyotsugu (1333-1384) avec son jeune fils Motokiyo (1363-1443), qui, sous les noms de Kanami et de Zeami*. seront les fondateurs de l’illustre lignée des Kanze et les véritables créateurs du .

Art de synthèse, le l’est d’abord parce que Kanami sut allier au « charme » du dengaku la « puissance » du sarugaku, mais aussi par le choix de ses thèmes, puisés aussi bien dans les « dits » de Heian ou l’épopée récente que dans l’Ise-monogatari ou les anthologies poétiques, voire dans l’histoire ou la littérature chinoises : le chant et la danse, enfin, tirent parti des techniques du gagaku, du bugaku, de la déclamation épique (heikyoku) ainsi que des « chansons à la mode du jour » (imayō) ou du chant religieux (shōmyō).

Hommes de théâtre complets, auteurs, acteurs, musiciens, metteurs en scène, Kanami et plus encore Zeami, théoricien génial des arts du spectacle, portèrent d’emblée le à un tel degré de perfection que leurs successeurs ne surent plus que les pasticher. Les règles qu’ils avaient mises au point, énoncées et raisonnées par Zeami dans des traités, dont l’ensemble constitue la « tradition secrète » (hiden) du , seront observées strictement par des générations d’acteurs, qui nous ont ainsi transmis une interprétation du répertoire très proche de celle des maîtres.

Ce répertoire lui-même, qui comporte aujourd’hui deux cent quarante pièces, est en grande partie l’œuvre de ces derniers. Quatre-vingts pièces appartiennent de façon quasi certaine au seul Zeami ; quelques dizaines d’autres lui sont attribuées avec plus ou moins de vraisemblance ou bien nous sont parvenues dans des versions remaniées par lui.

Le même Zeami imagina, semble-t-il, le traitement très particulier que le fait subir à l’action dans la majeure partie des pièces, dites «  d’apparition » ou « oniriques ». Contrairement aux conventions de notre théâtre, qui seront, du reste, celles du kabuki, où l’acteur devient pour le temps du spectacle le personnage représenté, qui revit, entouré de ses contemporains, tel ou tel épisode de son existence, le protagoniste du , le shite, incarne le spectre du héros, mort depuis longtemps, apparu, le plus souvent en rêve, à un témoin, le waki, auquel s’identifie le spectateur. Le masque que porte le shite, s’il permet de l’identifier, crée par la même occasion une « distanciation » entre lui et le waki, dont le visage découvert est celui d’un homme vivant.

Cette rencontre d’un vivant et d’un mort au « carrefour des songes » (yume no chimata), où les univers des hommes, des dieux et des bouddhas se rencontrent et s’interpénètrent dans l’abolition du temps et de l’espace, permet de donner du personnage et de sa psychologie une image à plusieurs faces, comme dans ces portraits surréalistes où le même visage apparaît simultanément sous plusieurs angles. Les d’apparition présentent ainsi trois versions successives des mêmes événements, qui définissent les trois parties de la pièce.