Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

impérialisme (suite)

• Usage idéologique. Dans la tradition et la critique marxistes s’est développée une théorie aux ramifications multiples, qui se veut interprétation globale du capitalisme et de l’histoire contemporaine. À vrai dire, il convient de distinguer entre deux versions, substantiellement différentes, de la théorie, l’une née avant 1914 et l’autre développée à partir de 1945.

Avant 1914, à l’initiative de l’Anglais John Atkinson Hobson (1858-1940), relayé par Rudolf Hilferding, Rosa Luxemburg* et Lénine*, la théorie se présente comme une tentative pour résoudre les difficultés théoriques nées de l’insuffisance des prévisions marxistes concernant le fonctionnement du capitalisme. On sait que pour Marx*, du moins selon certaines interprétations, le système capitaliste souffrait de deux vices insurmontables de fonctionnement. D’une part, la logique du système tend à remplacer peu à peu le travail humain par des machines et à rejeter hors du système une fraction croissante des travailleurs ; de ce fait, par les nécessités de ses mécanismes, le système capitaliste tend à produire une minorité de plus en plus riche et une majorité de plus en plus pauvre. C’est la thèse de la paupérisation, dont les révolutionnaires pensaient qu’elle amènerait inéluctablement un soulèvement des masses appauvries et la destruction du capitalisme au profit du socialisme. D’autre part, le capitalisme était condamné à terme pour des raisons économiques intrinsèques. En effet, le moteur du système, sa raison d’être, est le profit. Or, le profit est la différence, annexée par le capitaliste, entre ce qu’il donne au travailleur pour subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa famille (ce que Marx appelle le capital variable V) et la quantité de valeur produite par l’ouvrier dans son travail. Cette différence, Marx l’appelle la plus-value P. Un troisième élément intervient dans la détermination de la valeur du produit, le capital constant C, c’est-à-dire les bâtiments, machines, matières premières et frais divers engagés pour mettre en œuvre le travail vivant. La valeur totale du produit est donc donnée par la formule : C + V + P, où P représente le profit du capital. Quant au taux du profit, il est représenté par la formule Or, du fait du progrès technique, C ne cesse d’augmenter, alors que V (le nombre des travailleurs, compte tenu de l’intensité de l’exploitation dont ils sont victimes) ne cesse de baisser. Cette baisse tendancielle du taux de profit finira par paralyser le système, par la perte de sa raison d’être.

Selon cette interprétation, le système se trouvait condamné à terme, aussi bien parce qu’il produisait toujours plus de misère pour les pauvres et moins de richesse pour les riches. Or, les faits, à la fin du xixe s., ne répondaient pas aux prévisions : le niveau de vie des travailleurs augmentait incontestablement, et les profits se maintenaient. Cette situation inconfortable requérait une réélaboration théorique. Les uns — le plus célèbre fut Eduard Bernstein — pensaient que l’interprétation catastrophiste du capitalisme était tout simplement fausse et qu’il convenait de mettre à profit les mécanismes parlementaires et légaux pour parvenir au pouvoir et injecter au système social des doses progressives de socialisme. Les autres, maintenant le projet révolutionnaire, se devaient de résoudre théoriquement la difficulté. Cette réponse est, en propre, la théorie de l’impérialisme.

On pouvait, en effet, résoudre la difficulté en tenant compte de deux faits majeurs. D’une part, le xixe s. est caractérisé par une nouvelle et décisive expansion des Européens hors d’Europe, par la grande vague de colonisation, qui trouve sa consécration à la conférence de Berlin de 1884-85. D’autre part — en conformité avec les indications de Marx —, on assistait à une concentration du capital entre les mains des banquiers. La solution consistait à lier les deux phénomènes. Il suffisait de montrer que l’extension constante du capital bancaire dégageait en permanence des surplus disponibles et que les pays de vieux capitalisme ne pouvaient plus les absorber ; que l’expansion coloniale permettait au capitalisme de trouver un second souffle en lui procurant de nouvelles occasions d’investir, d’acheter des matières premières et découler des produits finis. Ainsi, la première version de la théorie de l’impérialisme est simultanément une théorie de la concentration du capital et de l’expansion coloniale.

Sur quoi vient se greffer un troisième aspect. Du fait que l’expansion coloniale est la seule issue qui reste au capitalisme s’il veut survivre, il est vital pour chaque pays de se doter d’une sphère économique extérieure. Or, le monde est fini, si bien que la part de chacun est prise sur celle des autres. Un partage du monde entre les puissances capitalistes est donc nécessaire. Selon quel principe ? Celui de la force. À chaque moment, le partage du monde reflète le rapport des forces entre puissances capitalistes. Or, ce rapport des forces est nécessairement instable, tel pays pouvant connaître un essor plus rapide, tel autre entrer en décadence, un troisième apparaître sur la scène après que le premier partage a été réalisé. Il est donc inéluctable que de temps à autre un nouveau partage du monde intervienne, plus conforme aux données présentes du rapport des forces. Il est évident que cette nouvelle « donne » ne pourra se faire par négociations et compromis : elle se fera selon la sentence des armes. Ainsi, la théorie de l’impérialisme débouche sur une théorie de la guerre entre puissances capitalistes.

L’impérialisme, qui se voulait solution des contradictions du capitalisme, n’est qu’un palliatif provisoire. Bien plus, il introduit de nouvelles contradictions. Les profits en provenance des colonies ont permis d’arrêter la paupérisation des masses métropolitaines, en leur donnant quelques miettes en pâture, mais cette échappatoire n’aura qu’un temps, car les peuples colonisés se soulèveront. Les investissements et les marchés coloniaux permettent de maintenir les profits, mais au prix de guerres générales récurrentes. C’est ici que gît la contradiction suprême, car les peuples, exaspérés et épuisés par la guerre, se rebelleront, et la révolution sera à l’ordre du jour, par un biais qui n’avait pas été prévu. Lénine, dans son génie de politicien, fut le plus prompt à saisir les possibilités stratégiques et tactiques que l’état de guerre pouvait offrir à des révolutionnaires décidés. De fait, la guerre va frapper à mort le régime tsariste et ouvrir la voie à l’aventure bolchevique.