Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hugo (Victor) (suite)

Ce qui en demeure par ailleurs semble aujourd’hui déroutant : les réussites sont anthologiques, et beaucoup de tentatives paraissent sans lendemain. Les déceptions théâtrales, le relatif échec du dernier des quatre recueils lyriques, les Rayons et les Ombres, font que, sans en avoir nettement conscience, Hugo s’abandonne à tout ce qui peut l’éloigner de la littérature. Élu à l’Académie française (1841), il prononce un discours qui est entendu par tous comme un acte de candidature à des fonctions politiques, et l’on ne s’étonne pas outre mesure de voir Louis-Philippe le nommer en 1845 pair de France. Sa passion pour la très jeune Léonie Biard, bien qu’elle lui inspire quelques poèmes d’une délicate préciosité, est aussi de l’ordre de l’alibi, tout au moins jusqu’à ce qu’un flagrant délit d’adultère, l’arrachant aux délices de la sensualité, produise ce que la mort de sa fille Léopoldine, deux ans auparavant, n’avait pas réussi à provoquer : une répudiation totale du monde sensible : « Car la figure de ce monde/S’évanouit. » Désormais, Hugo est prêt à retrouver le chemin de la poésie.

Le rythme de la création s’accélère considérablement, et, en apparence, toutes les voies restent ouvertes. En réalité, c’est à la suite de la mort, en 1846, de Claire Pradier, la fille de Juliette Drouet, le long dialogue avec Léopoldine morte qui commence, l’envahissement de la nuit, l’interrogation sur la culpabilité, sur la justice, sur les devoirs et les peines de la voyance. Dans sa retraite volontaire, Hugo travaille aussi à un roman, genre auquel il n’a jamais cessé de penser, mais dans lequel il n’a pas encore connu de succès total. L’extrême richesse de Notre-Dame de Paris, dont la valeur séminale est a posteriori évidente, se dégageait mal de la gangue du roman historique à la Walter Scott. Quant aux romans de la peine de mort, Claude Gueux et surtout le Dernier Jour d’un condamné, ils étaient le lieu, au-delà de la thèse, de préoccupations trop souterraines pour atteindre la conscience d’une époque qui cherchait dans le roman des leçons ou des plaisirs moins secrets.

On a vu dans les Misères (qui deviendront les Misérables) une tentative pour faire concurrence à Balzac, voire à Eugène Sue. Pourtant, ce roman inachevé est bien déjà le « vrai poème » dont parlera Rimbaud. Poème par son exploration de l’univers imaginaire, avec sa forêt crépusculaire, ses brumes, son « jour de soupirail », mais aussi par sa qualité épique. Les poèmes réunis à l’occasion de la translation en France des cendres de Napoléon en 1840, l’accent épique des Burgraves, la composition de quelques poèmes qui trouveront place dans la Légende des siècles, la méditation de Hugo sur des textes bibliques, tous les efforts épars de cette époque de gestation vont dans le même sens que le roman : le récit épique sera désormais pour Hugo la manière de transcender le lyrisme personnel et de faire obstacle à ses débordements. La période qui sépare la révolution de 1848 de l’exil est caractérisée par une intense activité graphique. Aux dessins d’amateur des premiers voyages ont peu à peu succédé de grandes compositions visionnaires. Des recherches techniques audacieuses y sont mises au service d’une esthétique du mirage où s’engloutissent les formes du monde. De plus en plus magistral, le dessin, qui mêle encre et cendres dans d’immenses fulgurations, le long de parois vertigineuses dessinant des puits de lumière, devient un auxiliaire de la contemplation.


Exil

L’exil de Hugo lui fut imposé. Son opposition au coup d’État du 2 décembre 1851 avait mis sa liberté et son existence même en danger. Mais il n’est pas contradictoire de dire que cet exil fut aussi choisi. Le refus par Hugo de toute amnistie lui permettant de rentrer en France n’est que l’affleurement d’un refus plus profond, une manière de vivre l’ascèse poétique.

L’exil, c’est d’abord le temps de la révolte : Napoléon le Petit, pamphlet mordant qui a parfois la beauté d’un poème en prose, et surtout Châtiments, rencontre de la satire, de l’épopée et du lyrisme. L’adoption par Hugo d’un langage direct, violent, souvent populacier a desservi Châtiments auprès de ceux qui n’ont pas voulu voir que le problème du « bon goût » y était dépassé. La vulgarité s’y étale sans inhibition, et Hugo se montre particulièrement habile à transposer les techniques de choc propres aux caricaturistes. Le déchaînement de la colère, celui du rire contribuent à faire du livre une épopée rabelaisienne dans laquelle s’effacent les frontières des genres.

Pourtant, Châtiments, recueil de l’engagement total (et poursuivi par la justice française), ne se comprend que dans la perspective d’une vision plus vaste, dans laquelle l’accident du second Empire serait englobé et la caricature dépassée. L’inscription du vécu dans une trame épique ne va pas sans difficulté en raison du risque qu’il y a d’accroître la stature des bouffons, que la satire prend pour cible. Des pièces importantes, comme « la Vision de Dante » et « la Conscience », seront pour cela temporairement sacrifiées et gardées en réserve pour la Légende des siècles, Hugo parvenant cependant à inclure la grande fresque napoléonienne de « l’Expiation », qui fait du 2-Décembre la caricature et la punition du 18-Brumaire. Mais l’encadrement du recueil entre « Nox » et « Lux », et la présence de poèmes comme « Stella » montrent que le messianisme hugolien ressort grandi de l’épreuve politique. La violence du ton est justifiée par la voyance et par l’exercice d’une « poésie ardente » qui n’est pas seulement satirique. En se mettant hors la loi, Hugo va faire de Jersey son Patmos.

Les années de Jersey correspondent à une nouvelle phase d’accélération de la production poétique. Dans l’espace de deux ans, un nombre considérable de vers s’accumulent : le gros de ce qui sera les Contemplations, mais aussi de nombreuses pièces qui ne trouveront place que dans la Légende, dans les Quatre Vents de l’esprit ou dans les recueils posthumes, auxquelles il faut ajouter la première version des grandes épopées jamais achevées, Dieu et la Fin de Satan. Elles correspondent aussi à la découverte du spiritisme.