Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hugo (Victor) (suite)

Le conflit qui fait rage sur la scène, d’une manière plus ou moins figurée, le dramaturge le vit quotidiennement : l’interdiction de Marion de Lorme par le gouvernement de Charles X, les mutilations apportées par la censure à Hernani, l’interdiction de Le roi s’amuse, sans compter toutes les pressions plus ou moins sournoises, les campagnes plus ou moins ouvertes qui contrarient les créations ou les reprises, justifient pleinement le pessimisme politique de ce théâtre. C’est par lui que Victor Hugo devient, aux yeux des conservateurs, un « rouge », sans gagner pour autant la bataille du théâtre populaire.

Hugo avait pourtant mis beaucoup d’atouts de son côté : le mélange des publics avait été favorisé par l’alternance vers-prose et l’alternance Comédie-Française - théâtre du Boulevard. L’intrusion dans le temple de la tradition bourgeoise des hordes chevelues d’Hernani avait, à cette date, une signification exemplaire. C’était le premier acte d’une campagne, le deuxième étant la représentation de Marion de Lorme et de Lucrèce Borgia à la Porte-Saint-Martin, citadelle du mélodrame, le troisième l’engagement de Marie Dorval à la Comédie-Française pour jouer Angelo et le quatrième la fondation du théâtre de la Renaissance et l’engagement de Frédérick Lemaître pour jouer un grand rôle lyrique en vers, celui de Ruy Blas. Mais le drame hugolien finit mal, et la catastrophe se produisit en 1843, lorsque le public bourgeois du Théâtre-Français préféra aux Burgraves l’insignifiante Lucrèce de Ponsard.

Hugo souhaitait l’avènement d’un dramaturge qui fût à Shakespeare ce que Napoléon était à Charlemagne. La critique a conclu à l’échec et attache généralement plus d’importance au théâtre de Musset. Certes, la grande révolution romantique n’a pas eu lieu, et Hugo n’a pas su se libérer des contraintes qu’en théorie il rejetait, ce qui a permis la mobilisation de toutes les forces conservatrices. Paradoxalement, ce théâtre, qui plonge ses racines dans le théâtre populaire existant, mais qui ne parvient à s’imposer ni aux doctes ni au public du Boulevard, se mettra à refleurir dans l’exil, loin de tout public, sur la « scène idéale que tout homme a dans l’esprit ». Le Théâtre en liberté, dont Hugo a décidé un peu trop vite qu’il était injouable, est un vrai théâtre de rupture, dans lequel la fantaisie se déploie librement et où la violence contestataire adopte la forme la plus raffinée qui soit : la désinvolture. La Forêt mouillée, Mangeront-ils ?, les Trouvailles de Gallus et même l’étrange Mille Francs de récompense, comédies douces-amères, introduisent dans le jeu théâtral des forces démystifiantes aux yeux desquelles rien ne trouve grâce, pas même la poésie telle que la conçoit et la pratique Victor Hugo. Là, plus besoin d’opposer, comme dans les grandes pièces, la relative simplicité de l’argument et la splendeur du lyrisme. Faussement bonhomme et vraiment corrosif, Hugo invente inlassablement des formules théâtrales inédites qui transforment totalement l’image que l’on se faisait de son œuvre dramatique.


La pente de la poésie

Bien qu’elles soient dominées par l’aventure théâtrale, les années 30 sont loin d’être stériles pour la poésie. Hugo n’a d’ailleurs pas fini de chercher sa voie, et il semble partagé entre deux sollicitations opposées : une poésie pittoresque appuyée sur cette « concupiscence des yeux » sur laquelle Théophile Gautier fonde l’activité poétique et une poésie contemplative qui en serait la négation. D’un côté, la continuation de l’expérience des Orientales, qui a fait de Hugo le chef de file des jeunes poètes engagés dans la voie de l’« art pour l’art ». De l’autre, la poursuite d’une poésie visionnaire tournant le dos aux choses, telle que Hugo en avait fait l’expérience avec les plus audacieuses et les plus critiquées des Nouvelles Odes. L’antinomie est posée avec force dans un poème des Feuilles d’automne, « la Pente de la rêverie », que Baudelaire qualifiera de prophétique et dans lequel Hugo oppose la nonchalance heureuse du regard sur le monde à l’épouvante inhérente à l’exploration sans frein de l’univers imaginaire. Bien qu’elle soit considérée comme la forme la plus haute de poésie, cette ascèse contemplative sera pourtant réduite à la portion congrue. Elle est trop liée, pour Hugo, aux images du naufrage, de la terreur et même de la folie (dont il n’écartera jamais tout à fait le spectre) pour être calmement acceptée. Contre elle, le poète utilisera tout ce que peut lui offrir l’expérience sensible pour lui servir de garde-fou contre les embardées de l’imagination, ces « accidents possibles de la pensée » pour lesquels Littérature et philosophie mêlées réclame que soit forgée une langue nouvelle. D’où d’abord le voyage. Carnet de dessins et de notes en poche, Hugo découvre la Bretagne, les pays de la Loire, la Normandie, la Champagne, la Belgique, la Suisse, la Provence, la Rhénanie. Tout en satisfaisant, au contact des choses, ses instincts « d’antiquaire et de rêveur », il emmagasine les images dont se nourrira plus tard sa fantaisie. Son « maître divin », c’est Virgile, dont il retrouve les rythmes dans les paysages paisibles de l’Île-de-France et dont il fait le poète des horizons ouverts et des fêtes du cœur, prenant sous sa protection les amours clandestines avec Juliette Drouet. Mais la sérénité n’est qu’apparente, et le spectacle est toujours menacé. Ce que Hugo lit dans Virgile n’est pas tout entier harmonie, et le voyage, surtout celui de 1840, ne favorise pas que la délectation. Un au-delà du spectacle apparaît, toujours prêt à se manifester, favorisé par le recours que fait Hugo à la médiation des arts plastiques. Alors que Gautier (et Hugo lui-même) a utilisé la peinture pour consolider et développer les acquisitions de la poésie pittoresque, Hugo fait des peintres et surtout des graveurs les auxiliaires de la rêverie : Dürer*, Piranèse* ou l’Anglais John Martin (1789-1854), alors célèbre, sont vus par lui comme les créateurs d’univers imaginaires fortement structurés, des visionnaires, des poètes dont la rupture avec le monde sensible prend une valeur exemplaire. Pendant toute sa carrière, Hugo associera le nom de Piranèse à une architecture de rêve, tendant vers l’abstraction et liée à la quête de l’infini. Ce n’est pas le moindre paradoxe du lyrisme hugolien que de s’appuyer ainsi sur une œuvre plastique pour dépasser la poésie de l’objet et lui substituer une poésie du mouvement. Ce glissement insensible vers le dynamisme se traduit par un changement dans les préocupations techniques : aux recherches strophiques, à l’exploitation systématique de schèmes rythmiques rares ou de rimes acrobatiques fait place un travail plus subtil et plus fécond sur l’alexandrin lui-même, sur ses possibilités expressives et surtout sur ce qui le dépasse : l’organisation et l’élargissement de la phrase poétique, qui tendait à avoir, dans le système rythmique français, le souffle court. L’acquisition d’un instrument d’une incomparable souplesse, favorisée par le développement du vers dramatique, est, sans contredit, un des facteurs les plus positifs de cette période.