Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hugo (Victor) (suite)

Introduites à Jersey par Mme de Girardin en septembre 1853, les tables parlantes trouveront en Hugo un interlocuteur attentif, parfois convaincu, parfois sceptique. Grâce à l’extraordinaire médium qu’est Charles Hugo, le fils aîné du poète, le message des tables est d’une étonnante richesse verbale, parfois présurréaliste, et d’une grande audace de pensée. Hugo discute pied à pied, défend l’antériorité et l’autonomie de la création poétique, mais il est bien difficile de décider ce qui est simple projection de la pensée hugolienne et ce qui est un véritable élargissement de cette pensée. Hugo lui-même est profondément ambivalent. Sa mission messianique se trouve confirmée par cette intervention dont il n’arrive pas à saisir le degré d’extériorité, et il va jusqu’à écrire, sur l’ordre formel de la table, un immense poème qui est la transcription versifiée et amplifiée d’une des séances de spiritisme, « Ce que dit la bouche d’ombre ». D’un autre côté, il est déçu par ce que le message a de répétitif, de vague et même de contradictoire. L’abandon des séances, peu avant le départ de Jersey, reflète cette désillusion et confirme le devoir du poète : le mage est seul. Cela ne l’empêchera pas, cependant, de faire de « la Bouche d’ombre » le poème terminal du sixième livre des Contemplations.

Ce recueil majeur, considéré par Hugo comme sa « grande pyramide », a une architecture apparemment simple : un « aujourd’hui » est opposé à un « autrefois », la ligne de démarcation étant constituée par la mort de Léopoldine. Le monde de la fantaisie, de l’amour, des luttes et des rêves, des surfaces chatoyantes y fait contrepoids à la déploration de la fille bien-aimée, à la poésie de la profondeur, à la méditation « au bord de l’infini », conduisant à la profession de foi optimiste de « la Bouche d’ombre ». Mais ce livre, qui est décrit dans la préface comme les « mémoires d’une âme », est aussi défini par Hugo comme le « livre d’un mort ». Mort métaphorique, bien entendu, mais qui superpose à l’image explicite de la fille morte une autre réalité purement poétique : le poète (le « mage »), pour être en prise sur le vrai, doit accéder à une autre forme de l’être, à un exil absolu hors du monde.


« l’Être est dehors »

Ce paradoxe fait du recueil tout entier une méditation sur la mort : les thèmes de la mort bleue, de l’azur, du renouveau éternel de la nature, de l’échelle des êtres et de la métempsycose s’opposent sans fin aux images de la plongée dans l’abîme sans fond, aux brouillards, à la nuit, au silence, à l’immobilité de la pierre et de la glace, à la « lugubre unité de tombe et de chaos ». Jamais n’a été plus patent le conflit entre une idéologie optimiste, nourrie d’illuminisme et de tous les mythes rédempteurs, et une imagination dominée par l’effroi. L’épilogue-dédicace « À celle qui est restée en France » se termine justement par une vision du « contemplateur » penché sur l’« abîme monstrueux plein d’énormes fumées ».

L’apparente perfection architecturale des Contemplations risque de dissimuler un phénomène capital, qui traduit sur le plan de la création poétique l’insécurité fondamentale de la voyance. Désormais (et avant même l’achèvement des Contemplations), Hugo sera littéralement, comme son personnage d’Hernani, « une force qui va ». L’organisation en poèmes, l’arrangement en recueils paraissent avoir moins d’importance que le mouvement sans fin d’une « poésie ininterrompue », attentive à tous les souffles. Après les Contemplations, l’achèvement sera une exception ou un artifice, non la règle.


Épopées

Le projet épique se nourrit des mêmes contradictions que le poème lyrique. Satan est le « grand banni ». Autour de lui, les soleils se sont éteints, et il se trouve plongé dans un cachot à la Piranèse, privé de Dieu. Le glaive de Nemrod, le bois de la croix, les pierres de la Bastille sont les instruments de son règne. La rédemption est-elle possible ? L’Ange-Liberté, né d’une plume de l’archange déchu, va-t-il vaincre Isis-Lilith, l’incarnation du mal, et délivrer Satan ? Le problème de Dieu se pose à peu près dans les mêmes termes : un premier développement, intitulé par Hugo « Solitudines coeli », passe en revue une série de religions dans un ordre vaguement chronologique et nettement progressif, débouchant sur une religion des Tables. Mais un second développement, mettant en scène l’« Esprit humain », sarcastique et destructif, et les « Voix du gouffre », bouscule cet ordre optimiste et ridiculise l’espoir d’atteindre l’absolu. Les voix du doute, du vertige, de la folie assiègent de plus en plus le poète, impuissant à combler par la parole cette impossibilité et même à donner forme à son poème, et le conduisent peu à peu à un rabâchage dont il ne parviendra pas à sortir ; le poème de l’impossible est impossible.

La Légende des siècles est une tentative pour projeter dans l’histoire des hommes la philosophie du progrès, qu’au niveau de la conscience les catastrophes de 1848 et de 1851 n’ont pas réussi à tuer. La formule nouvelle des « Petites Épopées », fragments isolés et complets en eux-mêmes, remplaçant le récit continu qui avait caractérisé depuis l’Antiquité le genre épique, correspond aux goûts d’une époque plus favorable aux œuvres courtes qu’aux grandes marées verbales. Mais, du même coup, elle favorise l’éclatement de la vision totalitaire de l’histoire et contribue à la remise en cause du dogme progressiste. S’ouvrant sur « le Sacre de la femme » et se terminant sur « Plein Ciel », la « première série » de la Légende des siècles n’est qu’en apparence l’épopée du progrès : l’âge d’or ne reviendra pas. Même si l’on considère ce premier ensemble comme fragmentaire et qu’on lui adjoigne les deux autres « séries », totalement artificielles, constituées plus tard par Hugo, les perspectives sont fondamentalement les mêmes que dans Dieu, que dans la Fin de Satan et que dans les Contemplations. L’histoire de l’homme, c’est Babel, la « lugubre tour des choses », inachevée, écroulée. C’est l’échec manifesté ici par l’absence de la Révolution. À plusieurs reprises, Hugo tentera d’écrire le poème de la Révolution française, qui représente pour lui le grand tournant, la véritable re-naissance, l’avènement du « Peuple-Christ ». Mais, de même qu’il ne parviendra pas à écrire pour la Fin de Satan l’épisode de la Bastille, de même le poème de la Révolution restera fragmentaire et ne trouvera pas place dans la Légende des siècles. Cette absence est le signe caché de l’échec d’une idéologie. La courbe du progrès ne pourra être parcourue sans interruption que si l’on abandonne la perspective historique et si l’on y substitue une allégorie de l’humanité, microcosme de tout le recueil, que Hugo appellera « le Satyre ». Dans ce décor intemporel, la rédemption paraît possible. Mais la victoire de « Pan » prend des formes trop connues : en s’agrandissant aux dimensions de l’univers, le Satyre retourne aux rythmes naturels. Allégorie de la vie ? Allégorie de la mort ? Entre ces deux pôles qui cessent d’être antithétiques, il n’y a pas de place pour une eschatologie historique. C’est ce que dit le dernier poème du recueil, ajouté « hors des temps » après « Plein Ciel », cette « Trompette du Jugement » qui termine la Légende des siècles sur une note apocalyptique.