Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hemingway (Ernest Miller) (suite)

Cette technique n’est pas simplement un autre moyen d’expression. Elle exprime autre chose — Marx et Freud sont passés par là : elle s’efforce de rendre perceptibles les neuf dixièmes de conscience immergée, que la logique ne saurait exprimer. En ce sens, les recherches de Hemingway, si elles aboutissent à des résultats différents, ne sont pas sans rapport d’intention avec celles de James Joyce ou de Virginia Woolf, qu’il connaissait bien. Cet art du geste plus que de la réflexion, cet art du relatif et de l’immédiat portent une morale de l’ambiguïté qui séduisit Sartre et une métaphysique de l’incertitude qui conquit les existentialistes. Cette vision objective, ces gestes sans rime ni raison, ces actions sans commentaires ni projets sont ceux d’êtres perdus qui agissent à tâtons dans un univers où personne ne juge, n’espère, ne projette ni ne regrette, parce que rien n’a de sens. L’homme est réduit à ses faits et gestes, n’a plus ni espoir ni personnalité ; il ne cherche le combat que par goût du suicide, sachant que le néant — « nada » — triomphera toujours : « winner take nothing ». Le roman de Hemingway est une révolution de la conscience plus que de la littérature et exprime parfaitement le désespoir à la fois stoïque et épicurien d’une génération coincée entre deux guerres et qui fit la grande bringue parce qu’elle n’avait pas vraiment gagné la Grande Guerre.

Ce rapport entre le style et le sujet est évident dès 1926 dans le premier grand roman de Hemingway, Le soleil se lève aussi (The Sun also rises), qui porte en épigraphe la phrase de Gertrude Stein : « Vous êtes tous la génération perdue. » Dans ce roman à clés, Hemingway évoque magistralement la triste bringue des années folles. En ces clochards dorés de la bohème internationale, on reconnaît aisément les Américains de Paris, Harold Loeb, Donald Ogden Stewart, lady Duff Twisten. Mais l’action qui les conduit des cafés de Paris aux arènes de Pampelune ne mène nulle part. Ces touristes du désarroi tournent en rond dans des passions impuissantes, dont la blessure de guerre est, une fois de plus, le symbole. Mais, avec une verve mortelle et un chic fou, ils vivent dans une agitation passionnée, et ce chic est leur honneur : « C’est en somme ce que nous avons à la place de Dieu », conclut admirablement lady Brett.

En 1927, les nouvelles de Men without Women (traduit en partie dans Dix Indiens) portent à sa perfection le style elliptique, la narration behaviouriste et la litote de Hemingway, en particulier dans deux célèbres nouvelles, « The Killers » (« les Tueurs ») et « Hills like White Elephants ». En 1929, l’Adieu aux armes (A Farewell to Arms), parfois considéré comme le meilleur roman de Hemingway, reprend le thème autobiographique de la guerre, de la blessure et de l’absurdité. Pris dans la débâcle de l’armée italienne, las de l’absurdité militaire, le lieutenant Henry finit par signer « sa paix séparée ». Il se réfugie en territoire neutre, mais pour y voir mourir la femme qu’il aime. Il n’y a pas d’amour heureux chez Hemingway. Dans une nouvelle. « Un endroit propre et bien éclairé », il explicite cette peur et cette fascination du néant : « Notre nada qui êtes au nada, que votre nom soit nada, que votre règne soit nada, que votre volonté soit nada comme au nada... » En 1932, Mort dans l’après-midi (Death in the Afternoon) trouve dans la corrida espagnole le symbole de cette conception de la vie et du style. Sous l’« afición », ce reportage sur la tauromachie dissimule une fascination pour la mort bravée. En 1935, les Vertes Collines d’Afrique (The Green Hills of Africa), reportage sur les safaris, trouvent dans la chasse un autre visage de la corrida.

Mais ces Neiges du Kilimandjaro (The Snows of Kilimanjaro) sonnent le glas de la génération perdue. Harry, l’écrivain raté, le chasseur moribond qui n’atteindra jamais les neiges sacrées du Kilimandjaro, marque un tournant de l’œuvre de Hemingway. Les années folles sont mortes avec le krach économique de 1929. La génération perdue rentre d’exil et s’engage dans la politique. Comme Dos Passos, Caldwell et Steinbeck, Hemingway semble un moment séduit par le socialisme. En 1935, il fait un grand reportage pour la revue communiste New Masses. En 1937, dans En avoir ou pas (To have and have not), il raconte l’histoire engagée d’un chômeur conduit au gangstérisme par la misère. Attiré par les « raisins de la colère », il semble abjurer son scepticisme, son individualisme désespéré et découvrir la solidarité. Il part comme correspondant de guerre auprès de l’armée républicaine espagnole, rejoignant Malraux et Ilia Ehrenbourg à Madrid. Une pièce de théâtre, Cinquième Colonne (The fifth Column, 1938), témoigne de la profondeur de cet engagement : le héros quitte son égotisme fin de siècle et sa maîtresse parce qu’il a compris que la guerre d’Espagne est l’« espoir ». La guerre d’Espagne fascine Hemingway non seulement par sa cruauté, mais parce qu’elle a un sens : cette lutte de classes menée avec le fanatisme d’une guerre de religion lui paraît la guerre du peuple contre ses maîtres, du droit contre la force, de la lumière contre l’obscurantisme, de l’espoir contre la résignation. Le titre de Pour qui sonne le glas (For whom the Bell tolls) souligne cette solidarité. Il est emprunté au poète John Donne : « Nul homme n’est une île complète en soi-même ; tout homme est un morceau de continent, une part de tout ; si une parcelle de terrain est emportée par la mer, l’Europe en est lésée. La mort de tout homme me diminue parce que je suis solidaire du genre humain. Ainsi n’envoie donc pas demander pour qui sonne le glas, car il sonne pour toi. »

Le héros Robert Jordan, professeur américain, s’engage dans un maquis républicain, par idéal antifasciste. Il tue avec la même maîtrise que les autres héros de Hemingway, mais cette fois par conviction. Il discipline la violence au service d’une cause, et le roman d’aventures semble tourner au roman engagé. L’absurde n’en triomphe pas moins finalement. Sous les apparences de l’engagement, le scepticisme stoïque de Hemingway a le dernier mot. Les erreurs des anarchistes, l’incompétence de l’état-major républicain, les rivalités des chefs des brigades internationales — en particulier André Marty, caricaturé sous le nom de Massart — font de la mort du héros un sacrifice inutile. La solidarité apparaît comme l’ironique camouflage de l’absurde : Robert Jordan meurt pour rien ; l’ironie dramatique est totale. La seule vertu est de mourir convenablement, comme il en donne l’exemple. Une fois de plus, le roman est une mise à mort dont la beauté rachète l’inutilité. Jordan est un mort en sursis pendant trois jours, et l’amour est sa grande illusion. Le fulgurant amour de Jordan et de Maria, c’est Héloïse et Abélard chez les partisans. L’intensité de leur passion ne se nourrit pas d’amour, mais de l’impossibilité de l’amour et de la menace de la mort. L’amour n’existe que dans la splendeur de l’instant, dont l’orgasme lyrique est l’ironique symbole : « Maintenant, maintenant, maintenant, oh ! maintenant, tout de suite ce présent, ce seul présent, présent par-dessus tout. Il n’y a pas d’autre présent que toi, présent, et le présent est ton prophète. Le présent est pour toujours présent. Viens maintenant, présent, car il n’y a pas d’autre présent que maintenant. Oui maintenant, maintenant je t’en prie, maintenant... »